top of page

SAINT-LAZARE

Personne ne se posait jamais la question de savoir qui était Saint-Lazare…on disait Saint-Lazare, sans plus. En parlant de Saint-Lazare, on ne pensait pas à la prison. Tout le monde savait qu’il s’agissait d’une gare réservée, plus qu’une autre, à la transhumance quotidienne, à cet échange entre la banlieue et la ville. La gare se tenait entre deux capitales. Tu rentrais rue de Rome, tu traversais l’immense salle des pas perdus et tu sortais en Hollande, rue d’Amsterdam. C’était la traversée la plus rapide de l’Europe. Les mille six-cent-cinquante kilomètres étaient accomplis en quelques dizaines de secondes, trois cent ou trois cent cinquante pas pour passer d’un monde à un autre. Des fâcheux faisaient croire que dans l’immense salle, on allait perdre ses pas, et son temps. C’était faux puisque les transhumants du quotidien arrivaient sous la verrière quelques secondes avant que ne se ferment les portes d’un train partant vers le Vésinet ou d’une rame à destination d’Oissel, de Vermont, ou d’Ermont-Eaubonne. Les vrais aventuriers, eux, ne perdaient pas non plus leurs pas ou leur temps en allant prendre le train-bateau vers l’Amérique : quand on part vers l’inconnu, on peut bien prendre quelques minutes de plus pour savourer un départ. Le pouls de Saint-Lazare ne semblait battre que deux fois par jour. Il y avait les cohortes de banlieusards du matin, qui étaient prêtes à se ruer dans les escaliers pour attraper un autobus ou un métro, et celles du soir, les mêmes, dont le but ultime était de pouvoir trouver des places assises dans un convoi, avant de s’endormir durant quelques minutes en rêvant peut être d’un voyage plus loin que la banlieue. En dehors des vagues qui prenaient la gare d’assaut, il y avait la douce langueur du calme qui régnait en journée. Parfois, on croyait presque que la gare avait cessé de vivre, si ce n’était les machines à vapeur qui, de temps à autres, chuintaient en tirant ou en poussant des convois presque vides. Il y avait aussi cette sortie de Paris et ce passage au-dessus de la rivière avec un regard sur le monde impressionniste des peintres qui avaient déposé, sur des toiles, les couleurs des berges de la Seine.

L’homme qui s’interrogeait en marchant d’un pas de vainqueur en direction de la voie vingt-deux venait de comprendre pourquoi il avait pour cette gare une affection particulière. Il venait de voir exposé le tableau de Claude Monnet et s’imaginait passant à travers la vapeur à chaque fois qu’il traversait l’édifice dans un sens ou un autre. Et puis, comme il aimait aussi rêver pour s’échapper des contraintes et de la cohue, il pensait à l’aimable Caillebotte quand son train passait sous le pont de l’Europe. Parfois, alors qu’il s’endormait pendant le trajet vers Rouen, il se mettait à rêver qu’il était Jacques Lantier aux commandes de la Lison.

Il avait également gardé de cette gare l’étrange souvenir d’être monté sur une locomotive où l’attendaient deux hommes en noir, un jour, quand il était encore adolescent et lycéen. Il avait eu enfin le courage de vaincre sa peur. Après avoir traîné sans véritable intérêt dans les deux gares de l’Est et du Nord, il était arrivé à Saint-Lazare, s’était approché d’une machine qui sentait la graisse chaude et le charbon brûlé et d’une voix tremblante avait demandé au mécanicien qui vérifiait une tête de bielle s’il pouvait monter sur la plateforme. L’homme du rail avait dit oui. Alors, comme si l’odeur et la chaleur avait fait remonter à la surface un souvenir enfoui pendant longtemps, une image s’était imposée à l’adolescent, celle d’une locomotive noire de suie passant si près d’un petit garçon en entrant en gare, qu’il avait senti sur ses jambes nues et sur son visage la brûlante haleine du monstre. En grimpant l’étroit marchepied, le lycéen était terrorisé à l’idée de quitter la sécurité du quai et de se retrouver au plus près de l’âme de la machine. La peur l’avait fait transpirer. Il avait mis longtemps à comprendre cette terreur qui le poursuivait, y compris, parfois, dans ses rêves. Le mécanicien avait alors sorti une cigarette d’un paquet de couleur bleue, se l’était vissée au coin des lèvres, et avait expliqué au lycéen la vapeur, le régulateur, le changement de marche, la pression, les briquettes de charbon. Tout avait paru compréhensible, logique, sans mystères et la terreur avait commencé à s’effilocher. Alors, l’adolescent était descendu de la machine, sur le quai, en regrettant presque que ce moment ne dure pas plus longtemps.

bottom of page