Dans une France qui se glorifiait sous le manteau des excès de ses Rois, Princes et autres « grands » il était étrange que l’amour nous soit interdit, ou bien qu’il nous soit compté sur la base de « tu sortiras si tu as terminé tes devoirs » ou bien « attention à tes fréquentations ». Alors que les monarques avaient eu des maîtresses, alors que les puissants avaient même eu des amants, nous, les descendants des trente glorieuses, étions condamnés à de honteux émois, de pauvres ébats, dans des caves d’immeubles, des coins sombres, des forêts de banlieues. Sous le manteau, on échangeait de la littérature « technique » pour comprendre comment tout cela fonctionnait. Jusqu’au 22 mars 1968, la société avait mal à la tête, les bourgeois avaient mal au cœur, et nous, nous avions simplement une floraison d’hormones comme nous n’avions encore jamais connu. Beaucoup avaient découvert avec délice la « Révolution Sexuelle des Jeunes », ce livre-découverte du psychiatre Autrichien, forçat de la libido, mais personne ne savait exactement ce qu’il convenait de faire une fois la lecture terminée.
C’était trop théorique, il fallait de la pratique. « Sois-jeune et tais-toi » disait une affiche des Beaux-Arts pour paraphraser de façon graphique le souhait d’une société sclérosée, poussiéreuse, dans laquelle l’amour et la déraison n’avaient que peu de place. Tout devait être carré, tout devait être réfléchi, le plaisir n’existait pas, puisqu'on en parlait pas, et la France ronronnait sous quatre ou cinq couches de poussière laissées par les quatre premières républiques. Le message d’Outre-Atlantique, sur fond de révolte étudiante, avait trouvé un large écho chez ceux d’entre nous qui ne se destinaient ni à Sciences-Po, ni à l’E.N.A. Dans les coulisses du « Roméo-Club » boulevard Saint-Germain, on draguait en cachette, on essayait d’y mettre de la grâce et du style. Pendant ce temps-là, à la fac de Nanterre, Marie-France Piser, Daniel Cohn-Bendit, Daniel Ben-Saïd et les 142 étudiants fondateurs du mouvement « du 22 mars » avaient ouvert la porte à la contestation, à la violation des normes sociales. Dans peu de temps, il y aurait des appels pour ne pas partir en Grèce en vacances, mais plutôt rester à Paris pour y construire le règne de l’amour fou. Il fallait se venger de toutes ces années de suppression des instincts, toutes ces longues périodes de privation de plaisir.
Nous étions en fait entre « prémices », (ce qui désigne le commencement de quelque-chose) et « prélude », (ce qui précède, annonce, prépare). Si l’on m’avait appris ce que le mot « prélude » englobait, j’en aurai probablement fait mon terme fétiche en pensant à mes jeunes belles du Lycée Buffon… Mais ce qui comptait le plus en ce mois incroyable, c’était cette opposition systématique aux normes et à l’architecture sur laquelle reposait la société. Nous nous plaignions du manque d’amour, nous nous plaignions de la rigidité d’une société en fin de course, nous allions connaitre les trop-pleins et les débordements, l’interdiction d’interdire, la folie de ce que seraient les trois mois à venir et qui déboucherait sur la mort de l’ancienne société. Sur les murs du quartier latin, on voyait souvent un slogan qui annonçait un futur que tout le monde voulait glorieux dans les imaginaires : « Cours , Camarade, le vieux monde est derrière toi…. » Alors, on mettait les bouchées doubles.