Des moufles aux mains, sur la tête un masque à gaz, il s’était regardé dans un petit miroir de poche et s’était dit qu’un chien aurait été mieux traité. Depuis le café du matin, il attendait, l’arme au pied, qu’un coup de sifflet impératif lui dise de monter à l’échelle et de se jeter à corps perdu dans l’assaut. « A corps perdu » disaient-ils, ce qui sous-entendait que tout le monde connaissait l’issue funeste de chaque offensive, de chaque bataille, de chaque tentative de reprendre à l’ennemi les quelques mètres de terrain qu’il nous avait pris hier. Entre le réveil et le premier pas vers la mitraille, il y avait le temps pour penser à Paname. Plusieurs fois, il avait rêvé qu’il retournait aux Grands Magasins Dufayel, à Clignancourt et retrouvait, la guerre finie, sa place de chef de rayon. Il n’y avait aucune tristesse dans son quotidien mais plutôt une suite de questions comme : pourquoi, pour qui, quand, comment, où… Il avait moins peur depuis qu’il avait écrit chez lui en demandant à Georgette de ne pas l’attendre, en lui disant qu’il ne l’épouserait finalement pas, que tout cela n’était pas raisonnable. Il ne voulait surtout pas lui imposer un possible statut de « gueule cassée » qui éloignerait les amis, épouvanterait la famille, et ferait peut-être honte à Georgette. Le patriotisme avait ses limites et il pensait qu’il était peut-être plus sage de mourir pour la France que d’être estropié pour la république. Pierre-Marie Legrand était parti depuis trois ans, fauché par des balles Allemandes, Adolphe Perrin avait été démobilisé avec un bras en moins, et François Dubosc était le dernier de son unité à avoir survécu, le dernier qui attendait le coup de sifflet en se demandant de quoi serait fait demain, si du moins il survivait. Il disait à qui voulait l’entendre que le hasard n’existait pas, et que s’il se trouvait dans cette tranchée à la limite de la Champagne, c’est qu’il devait comprendre quelque chose, découvrir une vérité ou envisager les choses d’un autre point de vue. Comme il était athée, il ne se perdait pas en conjecture quant à sa mort possible et une vie éternelle qui suivrait, loin de la mitraille et des mutilations.
Ce qu’il voyait au travers des viseurs de son masque ne l’incitait pas véritablement à la réflexion, mais plutôt à la prudence. Pas de zèle, surtout pas de zèle. Il avait tenu depuis le début, à coup de chance, et n’avait qu’une seule peur, celle de ne pas être tué mais de devoir porter le reste de sa vie une de ces prothèses qui tentaient tans bien que mal de redonner à un visage un aspect compatible avec une vie en société. Comme la politique ne l’intéressait pas, il ne s’était pas posé de question. Un ordre était un ordre. Surtout ne pas penser, faire comme il faut. Il savait que pour avoir refusé d’obéir, une cinquantaine de ses compagnons d’infortune avaient été fusillés pour acte de rébellion. Il attendait en fait avec discipline et résignation qu’une balle trouve son chemin vers son cœur. Il savait que Georgette trouverait un mari, que chez Dufayel, il serait remplacé facilement, et que, vu la qualité du rata il ne manquerait finalement pas grand-chose en passant l’arme à gauche ce jour-là. Une seule chose le travaillait vraiment, c’était de risquer de ne pas voir la fin des hostilités, de quitter ce monde sans savoir qui était le vainqueur, qui avait tué le plus, qui avait mutilé en plus grande quantité. Le colonel Du Pont des Loges lui avait dit : « Soldat Dubosc, c’est avec des hommes comme vous que nous triompheront du boche » et il s’était dit que de l’autre côté un quelconque colonel Allemand avait probablement mille fois dit la même chose à ses soldats, en priant on ne sait qui que la guerre se finisse au plus vite.