Il avait envoyé chier tout le monde ! Selon eux, il aurait fallu qu’il prenne un avion pour se rendre en Angleterre. “ C’est l’époque qui veut cela, en une heure tu es arrivé” mais il avait refusé, prétextant de son amour pour le train et pour le bateau. Il avait préféré se rendre à la gare du Nord, se caler gentiment une heure en avance dans une voiture-lit type « F » spécialement fabriquée par les Ateliers du Nord de la France pour s’adapter au service de bateau qui reliait Londres et sa Tamise à Paris et sa Seine. Il aimait bien s’endormir en traversant la banlieue Parisienne et se laisser bercer jusqu’à Dunkerque. Là, il se réveillait en faisant un effort pour ne pas céder à la tentation de regarder par la fenêtre en soulevant le store qui protégeait son intimité. Dès qu’il savait que la voiture-lit était sur le pont du navire, dès qu’il entendant les jurons en Anglais, il se sentait déjà bien loin de Paris ; « For fuck’sake, goddammit, what a piece of junk this chain is », alors bien au chaud sous ses draps et la couverture rouge à parements noirs remontée jusqu’au menton, il se préparait à la traversée en savourant chaque seconde de chaque minute.
Il aimait cette sensation d’être suspendu entre trois mondes puisqu’il y avait cette France qu’il quittait, cette Angleterre qui l’attendait pour un rendez-vous d’une importance capitale, et le monde du SS Hampton Ferry, du SS Twickenham Ferry ou du SS Shepperton Ferry, les trois navires avec leurs capitaines moustachus qui se prenaient pour le commandant Smith du Titanic mais n’avaient jamais navigué à toute vapeur sur les eaux du Pacific ou celle de l’Atlantique Nord. Quand le night-ferry déhalait doucement pour ne pas réveiller les passagers qui dormaient, il s’était souvent dit que c’était aussi bien que la dernière fois, lors de son dernier trajet. Il aimait ce rituel, il n’acceptait la séparation que parce qu’elle s’effectuait doucement, laissant ainsi aux sentiment le temps nécessaire pour passer du mode « maintenant » au mode « souvenirs ». Alors que le bateau se balançait parfois de façon inattendue tant il est vrai que le « Channel » pouvait prendre en traître le navire pendant sa traversée, il aimait écouter le grincement des chaînes et se dire que rien ne pouvait arriver. Il n’avait qu’une seule fois envisagé le pire en se voyant en pyjama et gilet de sauvetage obligé de plonger dans l’eau noire lors d’un improbable naufrage à mi-chemin entre la Tour Eiffel et Big Ben. Souvent, il décidait de rester éveillé entre Dunkerque et Douvres, alors que, dans le wagon-lit qu’on avait mis sur cales pour alléger la pression sur les ressorts de ses essieux, les autres grands voyageurs étaient profondément endormis. Il retrouvait le sommeil une fois le navire arrimé à la côte Anglaise, tandis que le conducteur préparait déjà le petit déjeuner. Pour une fois, le café et les croissants cédaient la place au thé et aux muffins et la confiture de fraise était remplacée par de l’orange amère. Il s’était toujours fait l’avocat de transitions lentes, ne voulait pas être projeté dans un monde qui n’était pas le sien, sans avoir eu la possibilité ou l’occasion de s’y adapter lentement, surtout lentement, tant il avait besoin de sentir son esprit s’adapter tout doucement aux nouvelles conditions de vie, à la nouvelle cuisine, à la nouvelle lumière qui était celle de Londres et ne ressemblait en aucune façon à celle de Paris, comme pour rappeler les différences culturelles irréconciliables qui existaient entre la patrie de Voltaire et le « home, sweet home », de Robin Hood et de Winston Churchill. Si lors d’un décollage de Paris-Orly vers l’inconnu, il avait les deux yeux qui devenaient soudainement humide, quand le Ferry-boat quittait doucement le quai de Dunkerque, c’était à peine si le battement de son cœur s’accélérait. Il savait depuis longtemps qu’il devrait un jour essayer de comprendre pourquoi il avait besoin de ralentir le temps.