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LA MAISON DU BOURREAU

Quand Louis-Anatole Deibler venait dans le quartier, ce n'était jamais pour aller visiter les catacombes, faire un tour au parc Montsouris, aller boire des petits blancs au-delà de la grille qui fermait, la nuit, la porte d'Orléans, ou pour s'attabler avec Lénine à l'auberge du puit Rouge, en face de l'église Saint-Pierre de Montrouge.

Il débarquait avec ses aides, chargés de tout préparer comme il fallait, là où il fallait, c’est à dire à un jet de pierre. Entre l’hôtel où résidait le bourreau et la place Saint Jacques, il y avait deux cent quatre-vingt mètres. Sur le court trajet entre l’hôtel Mathon et l’endroit ou un condamné allait perdre la vie, le bourreau avait un peu de temps pour se poser des questions. La machine était-elle bien montée ? La lame bien affûtée, le panier en osier pour le corps était-il propre ? La bassine en zinc pour la tête au bon endroit ? Il se posait toujours les mêmes questions. Ce n’était qu’après qu’il se disait que finalement il aurait aimé avoir une vie différente.

Tout était sinistre, même cet Hôtel Mathon au 2 Rue de la Tombe Issoire, pas très loin de la limite de la ville, dans ce coin de Paris qu’on appelait le Petit-Montrouge pour le différencier du Grand Montrouge qui se trouvait hors des murs, après les barrières des fortifications.


Louis-Anatole était condamné au raccourcissement, il était le forçat des bois de justice, responsable de la bonne descente d’une lame de quarante kilos qui aurait finalement le dernier mot, même si l’erreur judiciaire était suspectée, même si le condamné n’avait pas dit toute la vérité et que les parisiens auraient aimé en savoir plus. Quand Louis-Anatole Deibler venait à l’Hôtel Mathon, toute la maisonnée se raidissait et Marie-Dominique, la petite servant Bretonne se mettait à trembler de tous ses membres si par malheur elle était désignée pour servir à l’exécuteur son repas du soir. Comme rien ne pouvait rester secret bien longtemps et que le boulanger le plus proche n’avait pas sa langue dans sa poche, le bas de la rue de la Tombe-Issoire bruissait de rumeurs et chacun guettait la silhouette fine du coupe-tête, l’homme qui était lui-même condamné à ne vivre que comme bourreau, obligé de se marier avec une femme issue du même milieu.

Sale vie, tristesse garantie, mais c’était peut-être ce qu’il devait vivre sur cette terre avant de partir pour un voyage sans retour.


A la “Maison du Bourreau” on préférait ne plus compter le nombre de ses séjours, par peur d’éloigner une clientèle de passage.

Madame Mathon pourtant aimait bien cet homme au look soigné, redingote impeccable de couleur sombre, la barbe finement taillée à l’allure de dandy. Elle le voyait parfois noter dans ses “carnets d’exécution” tel ou tel détail d’importance avant de s’asseoir pour boire un porto offert par la maison. En voyant Louis-Anatole revenir du lieu d’exécution vers l’Hôtel Mathon, personne ne se serait douté qu’un corps venait d’être brutalement séparé de sa tête.


En tant que professionnel, il ne lui était pas possible de laisser transparaître d’éventuels sentiments de pitié, de dégoût, ou de satisfaction d’avoir tué un “méchant” pour le plus grand plaisir de la foule. Peut-être était-ce aussi pour cela que chaque fois qu’il se rendait à l’hôtel Mathon, la veille d’une exécution, il n’avait qu’une seule hâte, celle de rentrer chez lui et d’oublier jusqu’à la prochaine fois de quelle façon il servait la république.


A la Maison du Bourreau, le bien triste hôtel Mathon, à chaque fois que Marie-Dominique changeait les draps de Louis-Anatole, elle imaginait le bruit du couperet tranchant un col, elle voyait la fin du massacre, elle imaginait les aides nettoyants et rangeant le matériel, chargeant le tout dans la charrette du bourreau. C’est seulement au moment où elle s’imaginait entendre le bruit des fers de la brave jument sur les pavés qu’elle poussait un grand soupir en disant : « si seulement il pouvait ne plus jamais revenir… »


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