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LIANES

Odette parlait Français, Zita également, mais avec un accent anglais qui sous-entendait une éducation aisée, stricte peut-être, et, nécessairement aussi, contraignante, puisque Zita avait hâte de se départir de tout ce qui avait empoisonné son adolescence. Elle avait la chance d’avoir un père élevé dans le meilleur milieu, conseiller spécial du roi Georges V Windsor. Si l’on avait su à la cour comment vivait Zita, son Arthur Charles Cunningham de père aurait probablement souffert sous le regard des bien- pensants et des pisse-froids qui vivaient dans l’entourage du monarque.


Odette aimait le sable fin de la plage de Juan-les-pins, sur le boulevard du littoral. Elle avait longuement réfléchi à ce qu’elle dirait à Zita, ce qu’elle lui proposerait, comme elle avait aussi réfléchi aux réponses possibles qui suivraient cette proposition. Pour le moment, Odette savourait l’instant. Il n’était question entre elles que d’une amitié vieille déjà de dix huit ans, qui avait commencé le jour ou Zita et son père, accompagnés d’un majordome et d’une gouvernante, s’étaient installés pour les vacances d’été dans la grande propriété du cap d’Antibes, sur le Chemin des Ondes, avec vue sur le fort Carré.

Odette avait compté les jours avant de pouvoir accueillir Zita qui descendait du Calais-Méditerranée Express, un train tout en bleu et or qu’elle avait pris dans le nord de la France, en sortant du bateau en provenance de Douvres. Les deux femmes rêvaient en bleu, passaient les soirées au casino en s’émerveillant de pouvoir enfin être de nouveau ensembles. Le temps des questionnements n’était pas encore venu, mais celui du « faire semblant » arrivait bientôt à sa fin.


Odette n’était pas à l’aise avec le concept d’une proximité permanente qui se mettrait peut-être en place entre elle et cette Britannique pour laquelle, elle venait de le comprendre, elle ressentait une attraction plus forte encore que ne l’était la simple attirance d’une adolescente pour une autre. Le jour, c’était le sable et le soleil, les voisins de plage, en fin de journée c’était la tournée des boutiques et des bars, dans les pas de Franck Jay Gould, ce millionnaire du ferroviaire, ami de la famille Cunningham et de celle d’Odette. On était entre gens bien. Odette avait tout de suite aimé le mot « liane » dont lui avait parlé, pour décrire son genre de passion, un ami proche, un des seuls à comprendre l’étrangeté de cette transe qui habitait la jeune femme. Au mot lesbienne qui lui paraissait sortir directement du Larousse et lui semblait violent autant qu'insultant, elle avait tout de suite préféré l’ image de deux plantes nécessairement exotiques qui se mélangeaient, croissaient ensemble et au même rythme, pour ne faire finalement plus qu’une seule. Deviendraient-elles comme deux lianes, l'une s'enroulant sur l'autre, incapable de vivre en solitaire par la suite?


Elle avait fait sourire quand elle s’était étendue sur la signification de ce mot après des libations lors d’une soirée au bar du casino. On lui avait dit que le terme était usité, une façon de dire que c’était un vieux truc. Elle avait alors évoqué le mot concupiscence, un truc « chrétien » avait-elle dit, et insisté sur le fait que l’évocation même de ses quatre syllabes lui faisait prendre le chemin du septième ciel à chaque fois. Dans trois jours, Zita repartirait pour l’Angleterre, ou pas. Tout était encore possible, alors que les deux femmes marchaient, bras contre bras, cœur contre cœur, n’osant ni dire ni faire, mais n’attendant que cela. Les souvenir d’étés précédents confortaient Odette dans sa certitude, les sentiments étaient profonds, l’absence douloureuse. Odette savait qu’un véritable amour ne se construit pas sans une certaine souffrance, et elle était prête à l’accepter. A la gauche des deux femmes, il y avait cette mer d’huile dans la touffeur de la fin de journée. Derrière, le cap d’Antibes étirait son chemin côtier depuis lequel on pouvait voir les îles de Lérins. Odette se voyait bien vivre ici, ayant finalement réussi à faire prisonnière Zita Cunningham, pour toujours. Les heures passaient, se transformant de plus en plus en minutes alors Odette demanda soudain : « voudrais tu être ma liane ? »….

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