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SA CAMPAGNE

Entre la grande ville et son tout petit morceau de campagne, il y avait les bidonvilles de Nanterre. En face de" lui" se trouvaient de grands réservoirs en métal qui brillaient parfois au soleil et dont personne ne savait quel était le contenu. Personne n’aurait d’ailleurs ni demandé ni souhaité savoir. Tout le monde redoutait que petit univers fait de planches, de bâches et de caisses, ne soit réduit à néant après une problématique manifestation des habitants. Derrière lui se trouvaient le Guadalquivir, l’Ebre, le Mira, le Mondego, les montagnes du Djurdjura. Quand il avait envie de se rapprocher de l’eau, comme tout homme peut en avoir envie, il enfilait de grandes bottes en caoutchouc et sautait par-dessus les détritus. Il avait réussi à protéger «sa campagne" avec un soin méticuleux qui allait bien avec sa volonté de survie.En arrivant à la Seine,il avait trouvé l’eau sale, comme étaient sales les rues de ce faubourg de Paris.


On lui avait vendu le monde, la France, le confort, une vie meilleure. Il avait eu au début l’impression d’avoir été floué, puis la certitude d’avoir fait une erreur de choix. Son avenir s’appelait Société Industrielle de Mécanique et de Construction Automobile. On y fabriquait des « Arondes ». Le contremaître lui avait expliqué qu’en Français ancien, un « Aronde » c’était une hirondelle, un oiseau. Alors, il avait regardé, pensif, le logo de la marque qui montrait effectivement un oiseau en train de voler. Il aurait accepté les travaux les plus durs en échange d’un « meilleur vivre » comme il disait souvent. Egoutier, éboueur, manutentionnaire sur un chantier en plein air, n’importe quoi pour se dégager de son futur proche: retrouver le bout de campagne chauffé par un brasero qu’on alimentait avec du bois de récupération. Il aurait donné n’importe quoi pour repasser les Pyrénées, rentrer vers le sud en volant un peu de soleil en passant par Marseille. Il aurait aimé pouvoir retrouver le goût de l’Aghroum boutgouri, le pain farci à la viande des Berbères, le plato combinado des Ibères ou le pasteise de bacalhau cher aux Portugais .



Il ne semblait pas y avoir un dieu quelconque pour veiller sur les habitants de ce bout du monde aux portes de la civilisation. Dieu n’avait certainement pas envie de s’en mettre plein les pieds. Quand il avait trop envie de liberté, il regardait les aigrettes des pissenlits qui s’envolaient. Il aurait bien aimé faire pareil. Il s’interrogeait sur son futur, sur sa fin de vie, sur la transformation du monde. Il sentait confusément que quelque chose était en train de prendre place, quelque chose qui de dépassait, quelque chose de bien plus grand que les Kabyles, les Portugais, les Espagnols, et tous ceux qui formaient cette étrange communauté qui vivait dans la boue près de « Sa Campagne ». Si il avait regardé le ciel au bon moment, il aurait pu voir le soleil de juillet qui allait finalement assécher le bourbier du bidonville en fin de vie. Mais il n’avait pas le temps, il y avait la chaîne à l’usine et le dimanche était réservé au sommeil et aux souvenirs qu’il fallait bien entretenir aussi pour ne pas oublier ni qui on était, ni d’où on venait. Savoir vers où on allait c’était une autre paire de manches…on préférait ne pas trop y penser , cela faisait tourner le sang et venir les larmes.

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