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LE REFUGE

C'est Dédé d’Anvers qui nous avait filé le tuyau. Il avait dit : « si un jour vous êtes tricards sur Paname, venez chez moi, j’ai des hôtels passage de Clichy. Vous serez au chaud, mais faudra pas faire les cons… » Bien évidemment, on était tombés tricards après une histoire de pain de fesse. On avait écopé d’une interdiction de département de huit mois. Huit mois sans pouvoir mettre les pieds à Paname, c’était pas possible, alors on avait appelé Dédé. Il avait tenu parole. Quatre taules il avait…. ! Bon, c’était pas le grand luxe, mais on s’en foutait. Le plus chiant, c’était que les murs n’étaient pas très épais, alors quand une frangine bossait, ça s’entendait. Dédé avait pas fait dans la difficulté pour trouver les noms : Hôtel de Dieppe, Hôtel des Abbesses, Hôtel du Panier, et Le Saint Eloy. Depuis les six juillets, on habitait au Saint-Eloy. On avait découvert l’univers un peu étriqué du petit hôtel du passage de Clichy. La moitié des seize piaules abritaient du voyageur de commerce, du touriste en mal de fonds, de l’ouvrier qui bossait à Clichy. Dans la petite salle à manger, cinq tables accueillaient le matin les locataires résidents pour un café et des tartines.


C’était simple et efficace, en quinze minutes le petit déjeuner était expédié et tout le monde partait vers son horizon quotidien. L’autre moitié des piaules étaient en location à la journée, à la nuit, à la demi-journée, à la demi-nuit. Les hôtels de Dédé n’abritaient pas du voyou de luxe. C’était plutôt de la demi-portion de voyou, des malfrats en manque de veine, des types qui avaient besoin d’un peu de discrétion, d’un peu de repos, d’un peu de calme, pour se refaire. Aux Abbesses, vivait à l’année un drôle de type, mi- voyou, mi- bourgeois, un mec qui avait dérapé et qui était persuadé qu’il n’était pas né dans le bon monde. Il aimait bien les tapins mais ne leur demandait rien, il s’entendait bien avec les voyous mais ne tapait jamais le carton avec eux, il admirait Dédé d’Anvers mais avait refusé de travailler pour lui comme gestionnaire des deux hôtels les plus grands du passage de Clichy. Il était venu se planquer après une affaire qui avait foiré aux Amériques, un truc pas clair à Chicago sur base d’alcool fait maison, de salles de jeux et de coco… L’avantage du passage était d’être en dehors du circuit des rondes de police. Les flics se concentraient plutôt sur la place Blanche et la place Pigalle. Ils en profitaient pour se rincer l’œil et même les deux à la Nouvelle Eve, aller boire gratis au Petit Noailles, et consommer dans une arrière salle à effeuilleuse de la rue Fromentin.


Dédé avait fait l’impasse sur la thune « Vous me rembourserez quand vous serez en fonds » avait-il dit le jour où on était arrivé de Marseille par le train de nuit. On voyageait discret pour limiter les risques de tomber dans le train sur un poulet qui ferait du zèle. Finalement, on s’était mis à aimer ce petit coin de Paris. Quand on sortait le matin tôt avec la perruque et les lunettes noires, on se sentait revivre. T’étais à Clichy, au cœur de la vie. A ta droite tu allais chez les bourgeois du dix-septième et plus si affinités, à ta gauche tu partais vers la place Blanche, Pigalle, Anvers, et si le cœur t’en disait, tu n’étais qu’à quinze minutes de la butte. Le onze novembre, alors que tout le monde était en train de pleurer sur les morts de la grande guerre, et que la moitié des filles étaient encore dans les rues à la recherche de clients, la mondaine avait débarqué au Saint-Eloy, la Mondaine avait débarqué au Saint-Eloy pour un contrôle d’identité. J’avais mis de côté mon accent parigot, mes manières de frappe, et sorti de mon larfeuille mon magnifique faux-passeport British. Un sous-fifre avait alors interpellé son taulier « Patron, regardez, c’est un Anglais, on le coffre aussi pour l’interroger ? » et le « patron » en question s’était retourné en disant « vous êtes naturellement con ? On ne va pas coffrer un Anglais un onze novembres, non ? Ce serait pas très diplomatique… » Alors j’avais soufflé, remercié Saint Urbain, le patron des ivrognes en me disant qu’il était finalement temps de changer de taule.

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