"Edgar-Quinet? Je connais tout le monde"...
A l'ombre de son parasol "Paris-Presse" et sous les auspices de Saint-Raphaël, apéritif au Quinquina,qui payait la RATP pour pouvoir s'afficher sur la place publique, la Mère Frédé faisait la conversation à son gentil chien "Joker". Je ne me souviens plus si son vrai prénom était Frédérique ou Frédégonde. Ce dont je me souviens c'est qu'elle avait travaillé au "Sphinx" dans le temps, à quelques mètres de l'endroit où elle avait disposé ses journaux. C'est elle qui me l'avait dit. "En tout bien tout honneur" avait-elle ajouté, alors je n'avais pas insisté tant par pudeur de ma part que pour ne pas la blesser. Elle habitait passage d'Enfer, pas loin de la rue Campagne-Première et avait connu plein de peintres, des Russes, un Japonais, des modèles qui posaient, et même des gigolos qui allaient faire leurs fin de mois en proposant avec élégance et persuasion leurs services à des rombières argentées à la terrasse de la Coupole, sur le boulevard Montparnasse.
Elle était la mémoire du Quartier.Joker, son gentil chien avait,lui, la mémoire des odeurs et des voix.Il savait faire la différence entre un humain qui n'aimait pas les animaux et un autre qui adorait les bêtes. On aurait dit que Frédé connaissait tous les dictons qui n'étaient plus usités, tous le proverbes dont seul se souvenaient encore ceux qui avaient son âge. Frédé avait appris à lire toute seule, sur le tard, alors, le soleil lui chauffant le dos, elle rattrapait le temps perdu en se plongeant dans les crimes passionnels de "Détective" ou les aventures de coeur de la princesse Grâce de Monaco.
Je ne l'avais jamais entendu se plaindre. "Veuve de guerre...mon Henri s'est fait tuer pendant l'exode, à Château-du-Loir, alors il a bien fallu que je me débrouille". Je n'avais rien demandé de plus. "Les gens sont moins coincés maintenant" disait elle souvent en voyant des hommes et des femmes passer en se tenant la main. Alors qu'un tout jeune couple s'était arrêté à trois mètres de son parasol pour échanger un baiser passionné, elle avait dit :" Un baiser ne fait pas d'enfants, c'est un proverbe Islandais"....Cela m'avait laissé rêveur quant à tout ce que je ne connaissais pas sur la Mère Frédé...
La mère Frédé aimait bien les paupiettes de veau. En échange d'un exemplaire du" Monde" que je passais prendre le soir en revenant du travail, je l'invitais chez "Zeyer" une fois par mois. Joker, qui n'avait pas le droit de rentrer, était confié aux bons soins de l'écailler à qui la mère Frédé glissait un petit billet.C'était une impénitente bavarde qui connaissait tout le monde entre la rue Froidevaux et la rue Stanislas.Elle m'avait dit un jour: " regardez le couple sur le banc, c'est des philosophes,ils habitent tout près; c'est Jean-Paul et Simone qu'ils s'appellent": alors j'avais regardé dans la direction vers laquelle pointait l'index de la mère Frédé et j'avais effectivement vu Sartre et sa compagne. Les doigts de la mère Frédé étaient souvent noirs à cause de l'encre des journaux qu'il fallait compter au moment de la livraison " Vous comprenez, si je ne compte pas, ils sont capable de me carotter quatre ou cinq exemplaires et d'aller les vendre pour leur propre compte! les gens sont si malhonnête.."...