On le connaissait bien à "L'Univers", ce petit restaurant de quartier du côté d'Alésia, ou plutôt on s'en souvenait puisqu'à l'époque il venait souvent y dîner, accompagné ou non, bien mis sur lui, affable, parlant haut, parlant bien, amusant parfois la salle du restaurant avec telle ou telle pique contre les gouvernants,contre les grandes écoles, contre le système.Mais on ne savait pas en fait trop de chose sur lui. Il avait disparu pendant une longue période et tout le monde s'était interrogé. Puis, aprés avoir passé quelques soirées à une table de la terrasse couverte,commandant exactement le même menu, il n'était plus venu. On le croisait parfois rue Adolphe Focillon, ou rue Marguerin, moins bien mis sur lui, le regard incertain comme sa démarche, un pan de chemise souvent flottant au vent, qu'il fut d'hiver, froid et piquant, ou bien d'été, tendre et tiède. Les gens commençaient à se retourner lorsqu'ils le croisaient, et à l'éviter lorsque son regard essayait de capter leur attention. Une sorte d'appel à l'aide pouvait se lire dans les yeux gris de l'homme mais personne n'y répondait parce que personne n'avait la curiosité qu'il aurait fallu avoir.
Un homme s'était hasardé à lui demander si il avait besoin d'aide...il avait répondu "de l'aide ? pourquoi de l'aide ? J'ai l'air de quelqu'un qui a besoin d'aide ?" Alors l'autre n'avait pas insisté et avait passé son chemin puis avait raconté son histoire à tous, au commerçants du marché de la villa d'Orléans, au boulanger du coin de la rue Montbrun, et même au bougnat de la rue Couche, qui vendait du bois et du charbon, comme tout bon bougnat. "Il n'a pas l'air dangereux, mais on ne sait jamais, évitez le" avait dit la pharmacienne. Rue Bezout, l'homme avait agressé une bonne soeur, pas violemment, mais la brave épouse du Seigneur avait foncé déposer une main courante au commissariat de la rue Rémy Dumoncel. " Et votre jésus? il fait quoi pour moi ? Allez tous vous faire foutre...." Tu m'étonnes que la soeur ait eu la trouille....Sur l'avenue du général Leclerc, on le voyait maintenant souvent, parlant tout seul, le visage mangé par une barbe de six,sept ou dix jours. Ce qui frappait était cette tristesse qui se dégageait de lui, comme si d'un seul coup, il se mettait à diffuser une sorte de vibration qui tirait vers le bas ceux qui étaient proche.
Le boucher de la rue Sarrette pensait qu'il était alcoolique,le marchand de couleur de la rue Alphonse Daudet, le père Belvault se demandait si l'homme n'était pas tout simplement sénile, quand au docteur Streicher, le sévère toubib de famille, son avis avait été catégorique : "il est fou" avait-il dit. Le temps avait passé et l'homme avait rétréci le trajet qu'il effectuait comme un rituel. Il semblait prisonnier de lui-même, ses gestes n'étaient que de vagues tentatives pour se relier au monde.L'homme était à la dérive, c'était sûr. Ce qui était sûr aussi est qu'il s'était perdu sur un océan d'égoïsme puisque personne en fait n'en avait rien à foutre. " Il terminera entre deux flics, il fait peur aux enfants du quartiers". Ce que personne ne savait, c'est qu'il y avait, le jour de son arrestation, exactement un an que son épouse avait sauté devant une rame du train de Sceaux, qui traversait à pleine vitesse la gare de la Cité Universitaire....