Le besoin s'était installé il y avait longtemps,et probablement depuis la première fois qu'il avait mis les pieds à Anvers. C'était le bout du monde. Il avait d'abord été à Bruges, et comme cela ne lui suffisait pas et qu'il avait besoin de traverser des paysages plats,il avait continué sur Anvers.Quelques heures après avoir mangé dans un restaurant Indonésien sur Plantin en Moretusleï, il était parti vers le port. La vision des bateaux le transforma en deux heures à peine. Il savait déjà qu'il partirait. Il se souvenait d'une chanson qui parlait du port d'Amsterdam, mais pour lui, c'était dans le port d'Anvers que devait s'accomplir son destin. Sa drogue ne serait ni une vague poudre, ni un morceau d'opium qu'on fume dans une pipe,ni même une herbe odorante qu'on mâche dans la corne de l'Afrique. Sa drogue serait faite de couchers de soleil, de vent du Nord, de goélands et d'horizons qui reculent au fur et à mesure qu'avance le bateau.
Son voyage l'avait amené sur le bord du dock Léopold.Plus loin, il y avait l'eau, l'eau, et encore l'eau. Il y avait surtout l'aventure, l'Afrique, l'Océanie, L'Amérique du Sud, le Pacifique, tout ce à quoi il avait rêvé depuis si longtemps et vers quoi il n'avait jamais encore osé aller. Il avait suffit d'une simple photo: un bateau en train de décharger à Lagos, une photo en noir et blanc, une photo pourtant pas toute jeune, une photo qui semblait dire : " c'est pour toi, vas-y, allez, lance-toi, c'est maintenant, c'est l'occasion, rien ne peut ni ne doit t'empêcher"...alors il avait foncé . Il été remonté dans sa vieille Renault Dauphine qui avait déjà fait deux fois l'équivalent du tour du monde, l'avait déposé dans un coin pas trop visible de Stabroek avec l'intention claire de l'y laisser, et s'était donné le reste de la journée pour trouver un armateur en manque de personnel . Pour lui Anvers, ce n'était plus tellement la Belgique. Déjà les gens n'étaient pas pareils qu'à Bruxelles. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi mais savait que cela allait bien au delà d'une simple question de langue. Ce qu'il savait par contre avec conviction et certitude était qu'il était au bon moment, au bon endroit et que le reste de sa vie se jouait à ce moment.
Sur le "Med Baltic" , un cargo polyvalent appartenant à un armement hollandais, il avait pu trouver un peu de sérénité. Les questions qui le taraudaient semblaient avoir trouvé leurs réponses puisque ses nuits étaient sereines et qu'à chaque fois qu'un pilote montait à bord pour le remplacer le temps d'une entrée dans un port, il ressentait encore et toujours cette certitude d'avoir fait le bon choix. Même si cela pouvait sembler étrange, il n'était pas tellement à l'aise dans un port.Cette immobilité forcée lui était pesante mais c'était le prix à payer pour pouvoir ensuite naviguer entre Anvers et Valparaiso, Tsingtao et Rotterdam, Port Hedland et Dubaï. Quand, le soir, s'allumaient les étoiles, il confiait au second capitaine ou au lieutenant chef-de-quart, le soin de veiller sur "son navire" le temps d'une pipe, la tête autre part. Une seule question n'avait pas encore trouvé de réponse: il se demandait simplement pourquoi il avait tant besoin de ces grands espaces pour se sentir vivre.