A chaque fois qu'il passait devant le bâtiment, le patron de la "Marie-Servante", une péniche de trente-huit mètres, sentait son coeur qui se serrait. "Heureusement qu'on vit sur l'eau" pensait-il à voix haute."Je préfère être sur ma péniche que d'habiter en face de ce truc sinistre". A force de passer devant chaque semaine, il s'était dit qu'un jour, ça lui porterait malheur. Il avait même essayé de chercher si quelque chose, où quelqu'un, n'était pas en train d'essayer de lui faire passer un message. Parfois, il voyait sur la berge, un corbillard, ou deux, ou trois, et se demandait qui ces tristes véhicules venaient chercher pour un dernier voyage. Il avait sa théorie: ne terminaient là surement que ceux dont les vivants ne voulaient pas, ce qui était bien sûr tristement faux, erroné au plus haut degré. Il ne pouvait simplement concevoir qu'on y envoie les morts suspects, les accidentés décédés sur la voie publique ou les pauvres restes humains dont parlaient parfois les journaux avec en gros titre, comme il avait vu une fois en lettres grasses " Un torse humain trouvé dans une poubelle porte de Vincennes".
Le batelier était fasciné par la vie, n'avait aucun contact avec la mort, dont le concept même ne semblait pas le préoccuper plus que cela, et pourtant, depuis qu'il savait ce qu'abritait le bâtiment de briques et de pierres, il préférait, quand il passait tout près, garder son regard droit devant lui, sur le viaduc d'Austerlitz, en espérant y voir passer un métro. Dans l'autre sens, il aurait tout simplement fixé les deux tours de Notre-Dame, au loin mais en fait tout près. En lisant un ouvrage sur Paris, emprunté à la bibliothèque des bateliers de Rouen, il avait appris que pendant longtemps, certains Parisiens faisaient de la visite de l'Institut, un but de promenade. " C'était avant" lui avait dit Louisette, sa femme, en remuant dans une casserole, sur la gazinière, un boeuf carotte qui mitonnait depuis huit heures du matin."On ne va plus regarder les morts, sauf si c'est vraiment nécessaire, je pense..."
Puis, plus tard, une fois le livre lu, une fois les informations historiques digérées, comme si il avait été rasséréné par les détails dont il avait pris connaissance, il avait tout simplement mis de côté le fait que l'Institut abritait régulièrement des morts.A chacun de ses passages, il fixait son attention sur le petit fanion qui flottait au vent à la proue de la "Marie-Servante". Il savait bien sûr que quarante personnes "faisaient leur travail" dans cet étrange bâtiment, et n'aurait pour rien au monde échangé avec eux sa place de patron de péniche. Il s'était aperçu en parlant avec d'autres mariniers, et plus spécialement les patrons de la "Jeanne d'Arc" et de l' Île-de-France" que beaucoup disait simplement " c'est la morgue" au lieu d'utiliser le nom aseptisé d'Institut medico-Légal". Le patron de la "Marie-Servante" avait trouvé ce nom encore plus sinistre, alors, avant de passer au droit de la place Mazas, le batelier adressait maintenant une petite prière à Saint-Nicolas, patron des bateliers en lui demandant de faire en sorte qu'il ne meure pas à Paris, et que si il devait absolument mourir à Paris, ce soit sur sa péniche et non pas sur la voie publique.