Pendant longtemps, il avait été Jo L'Oranais.
Là bas, il avait des garages, trois à Oran, deux à Alger et un à Bougie,ça facilitait le maquillage des voitures quand le moment venait de faire dans la discrétion. Depuis le coup de scirocco, Jo L'Oranais était devenue Papy Jo, un retraité qui vivait,comme par hasard,rue de la Colonie, au bout sud de Paname, tout près des maréchaux,pas loin de l'arrêt du "67" qui le montait à Pigalle trois fois par semaine pour y retrouver d'autres retraités de la voyoucratie. Papy Jo avait hérité de sept filles, un retour d'ascenseur de la part d'un voyou de Tlemcen qu'il avait aidé un jour.
Papy Jo ne l'aurait jamais dit à personne tant il aurait eu peur de ternir l'image qu'il avait su construire, mais ses petits déplacements sur la plate-forme du "67" le remplissaient d'un plaisir intense: voir Paris défiler devant ses yeux,respirer à plein poumons les gaz d'échappement,voir les tractions avant Citroën,admirer les Frégates Renault, regarder les petites Arondes , le tout évoluant autour de l'Autobus, tout cela lui plaisait. Quand il quittait la rue de la Colonie pour monter jusqu'à la Nouvelle Athènes il n'était plus Jo L'Oranais et pas encore Papy Jo. Il était Joseph Scalesi. Il n'allait pas à Pigalle pour relever des compteurs, il prenait le "67" pour rêver debout,secoué par le pavé Parisien.
Les receveurs de la RATP s'étaient habitués à lui, à son étrange silhouette,à son chapeau mou qui trahissait un peu le milieu dans lequel il évoluait.Ce qui plaisait surtout à Jo, c'était les senteurs printanières, cette espèce de vent tiède qui remuait au fond de lui des souvenirs de "là-bas". Pendant les quarante-sept minutes de trajet, Jo repensait à son appartement de la Rue de Lesseps, à côté de la Place des Victoires, il pensait aux soirées dans les restaurants du front de mer avec la crème des crapules d'Oran,il pensait à plein de truc du passé, et surtout à cette sacrée maladie qui ressemblait à un crabe et qui lui dévorait le foie, pour lui faire payer les excès d'anisette du temps passé.