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L'HOMME AUX MOTS

Il n'était pas écrivain,cela, tout le monde le savait, et pourtant, du matin au soir retentissait dans son appartement du deuxième étage, le claquement électrique des touches d'une Olivetti qui n'était pas d'une prime jeunesse. Madame Charmaison, la femme de ménage, qui colportait sur l'homme les rumeurs les plus infâmes mais surtout les plus infondées,disait à qui voulait l'entendre que l'homme aux mots laissait sur son bureau une pagaille indescriptible. Si personne ne savait d'où il venait,tout le monde connaissait sa passion pour les mots les plus sophistiqués, les phrases les plus alambiquées,les verbes les plus traîtres, les conjonctions les plus suspectes.


L'homme aux mots commençait chaque journée par un long moment de doute et réalisait, encore une fois que, comme chaque jour, il n'en savait pas plus que la veille. Il allait passer une journée complète en courant après une idée qui serait fugace, des tournures de phrases qui seraient à refaire, des concepts qui seraient inacceptables. L'Homme aux Mots avait vécu la guerre.Il essayait de se souvenir pour pouvoir fixer sur le papier des sentiments et des ressentis dont il avait peur qu'ils ne s'envolent pour toujours, qu'ils ne s'échappent de façon définitive. Pour cela, il écrivait sans être écrivain en se dépêchant de ne pas oublier.

Il y avait à droite la fenêtre et la rue, il y avait devant le vide du papier, il y avait derrière les soldats et les officiers qui se battaient sans vouloir se battre et qui mourraient sans vouloir mourir.


Chaque soir, Madame Charmaison collectait les feuillets à moitié remplis de mots,ceux rageusement déchirés et répartis sur le sol. De temps en temps quelques verres à moitié vides témoignaient du passage de gens dont personne ne savait rien.D'autres assoiffés de mots, d'autres manipulateurs de phrases. Un jour que son neveu qui faisait "Langues ' O" était de passage, la femme de ménage l'avait fait entrer dans l'appartement de l'homme aux mots et lui avait montré un gros dictionnaire sur une étagère. " C'est du Polonais " avait indiqué le neveu..."peut-être vient-il de Cracovie?"

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