Tu pouvais pas te tromper: en arrivant au "Paris-Lyon",tu savais que la fin du siècle n'était plus très loin. Tes trente glorieuses avaient déjà vécu le meilleur de leur trentaine puisque déjà, dans les environs de la gare de Lyon, les engins de chantier avaient conduit les première attaques. Le "Paris-Lyon" était encore là, comme une île de sérénité sur un océan d'agitation, spécialement aux heures de pointes du matin et du soir,quand on entendait sur les trottoirs le claquement des talons banlieusards en route vers Maison-Alfort ,Villeneuve -Saint-Georges ou le Vert-de-Maisons.
Quatre chambres dont deux sur la cour, sciure de bois au sol pour éponger les débordements de plat du jour, serviettes blanches à liseré rouge pour les genoux des maçons du midi, bouteille consignées pour le rouge de l'apéro, baguette tranchée fraîche, machine à cacahuète sur le comptoir en zinc, ardoise pour le menu, options pour le dessert, et quelques cheminots qui préféraient le boeuf-carottes du Paris-Lyon à la cantine de la compagnie nationale. A la tête du Paris-Lyon , Raymond et Jeanne faisaient régner une discipline de fer. Sans réservation, tu ne mangeais pas. C'était pas pour crâner, c'était pour gérer au mieux des neuf tables qui composaient la salle à manger.
Le Paris-Lyon aurait du céder la placer depuis longtemps.C'était un anachronisme, une tâche sur les plans des rénovateurs de quartier, une épine dans le pieds de la mairie de Paris. Au "Paris-Lyon", il y avait surtout Marinette qui était montée de son Avignon et prenait ta commande en écrivant sur son carnet avec l'application d'un écolière d'antan.Dans les cheveux noirs de Marinette se cachaient des boucles incoiffables, dans les yeux verts de Marinette se dissimulaient des promesses dont elle ne parlait jamais. Pour tenir le guichet du Tabac et vendre de la Gitane Maïs, des Balto, ou des Royales, Jeanne Loisant avait fait monter de son Auvergne natale sa nièce Clémence."Tu verras" lui avait-elle dit "l'avenir, c'est Paris"...