Personne n'avait jamais su pourquoi elle était entré en religion ! Même Soeur Marie-Pascale qui avait la charge de veiller à la communauté des Filles de la Visitation, avait eu des doutes à son sujet. On pouvait dire, sans trop se tromper, que si un quelconque Dieu visitait régulièrement ceux et celles qui se consacraient à lui, cela devait faire bien longtemps qu'il ne s'était pas arrêté rue du Bac, dans le sixième bien pensant, ou vivotaient les neuf religieuses en fin de parcours, qui avaient choisi de se cacher du monde et de finir leur vie dans un service divin qui sentait bon la cire d'abeille, la lessive à la main, et la fumée légère des cierges qui éclairaient le petite oratoire.
Le jour de la distribution des sourires, Soeur Jeanne de Jésus, de son nom terrestre Paule d'Agier de Rufosse,était probablement déjà en train de pester contre un encensoir qui ne fermait pas bien, un calice mal nettoyé, un missel sans marque-page. Personne n'avait jamais compris pourquoi, régulièrement,alors que le reste de la communauté se plongeait dans l'oraison et la lecture édifiante, Soeur Jeanne de Jésus n'était pas là. Seule une petite novice, connaissaient le goût du jeu de Soeur Jeanne de Jésus et savait que c'était pour la mettre à l'abri de la tentation que sa famille l'avait dirigé vers la vie religieuse et les murs épais d'un couvent,sensé la protéger contre elle-même.
Pour régler les dettes de jeu accumulées pendant les parties de cartes et protéger sa réputation de femme honnête, Soeur Jeanne de Jésus collectait puis revendait de la ferraille qu'elle récupérait sur les chantiers . Soeur Jeanne de Jésus traversait la Seine, poussant devant elle une sorte de châssis de voiture d'enfant sur lequel était posé une grande caisse en bois abritant le résultat de ses collectes métallières. Les mâchoires serrées, l'invective prête à fuser contre celui qui ne se pousserait pas à temps, Soeur Jeanne de Jésus fonçait tout droit. Il n'y avait ni Seigneur,ni Dieu,ni résurrection. Il n'y avait que les nuits aux couvent, et les milieux de journée devant le tapis vert.