On se fout pas mal de savoir où on va, ce n’est pas ça le plus important. Le plus important c’est la gare que tu as réussi à atteindre en dépit du mauvais sort qui a placé sur la route de ton taxi, les bouchons d’un vendredi soir, les poubeliers d’un Lundi matin, les piétons indisciplinés qui ralentissent la progression vers le train. Voir large. Avec la sagesse de ceux qui savent qu’il faut parfois « prévoir l’imprévu », tu as calculé ton arrivée à la gare de façon à éviter le stress qui fait battre ton cœur plus vite et transpirer ton front.
« Quel con ! si j’avais su, je serai parti encore plus tôt ».
Ce n’est pas d’un plaisir minuscule qu’il s’agit, mais bien d’un plaisir majuscule, celui de savoir que dans cinquante sept minutes, une heure zéro huit, ou bien ce soir, tu vas monter dans une voiture de première classe et attendre sagement l’heure du départ. Pour ne pas gâcher ton plaisir, tu pars seul vers cette énorme Gare de l’Est, avec sa façade à la statue glorifiant Strasbourg où tu ne vas pas, cette majestueuse Gare de Lyon avec son clocher qui domine le quartier, cette Gare Montparnasse qui a perdu la mémoire de l’époque où la vraie gare se trouvait au bout de la rue de l’Arrivée et de la rue de Départ, cette Gare du Nord qui te mènera vers Anvers, ses diamants, ses baraques à frites et son port, sans espoir de trouver ton bateau, tellement c’est grand.
Aujourd'hui, pas de déchirement d’un dernier baiser, pas de regard mouillé quand tu vois l’autre, resté sur le quai, rapetisser à vue de roues. Les fenêtres du TGV ne s’ouvrent pas, tu évites donc la tentation de te faire du mal en te penchant pour voir encore un peu celle que tu aimes ou celui que tu chéris. Mais nous n’en sommes pas là ! ça y est, tu as foulé le sol de ce terminus, vite aller voir combien de temps il reste avant le grand départ. Ton cœur ne bat pas de la même façon qu’autrefois.
Tu as pris de la distance avec l’émotion, avec les émotions. Une minute de maintenant c’est tellement court en fait, alors qu’une minute d’avant, quand tu étais en culottes courtes, cela te paraissait tellement long… Retrouver une personne sur un quai de gare, c’est bien à l’arrivée, c’est morbide au départ parce que ça laisse dans le cœur un coup de lame dont la cicatrice met un sacré bout de temps à se refermer.
C’est sans doute pour cela qu’à chaque fois que tu t’en vas, tu as le cœur serré, non ?
Trouver vite un snack, un siège, un hot-dog si possible avec de la moutarde qui va te dégouliner jusqu en haut du poignet car le vendeur aura comprimé un peu trop fort la bouteille de moutarde assurant ainsi un débordement obligatoire à la masse jaune qui imprègne ton pain et colore le bout de tes doigts.
C’est maintenant que tes yeux doivent observer ce qui t’entoure. Un peu plus tard, ton regard sera limité à la voiture dans laquelle tu seras assis. Tu ne verras plus ce couple de senior attendant le train pour Clermont-Ferrand avec leur chat dans une cage en plastique, ni ce touriste Japonais en route vers Marseille, et encore moins cet homme au chapeau mou qui attend de faire ses trois mille deux cent kilomètres pour aller de Paris à Moscou dans ce Moscou-Express des années soixante-dix.
Alors curieusement, tu penses à l’instant qui rassemble en un même lieu, pendant un certain temps, des gens qui s’ignorent mais font la même chose que toi. Toi qui a vécu à cheval sur plusieurs époques, ne me dis pas que tu ne te souviens pas des trains de ton enfance, quand toute distance de plus de cent kilomètres était aventure avant d’être voyage. Ne me dis pas que tu ne regrettes pas ces vieilles voiture-restaurant qui avaient traversées et l’Europe et les guerres, et continuaient à recevoir les déjeuneurs d’affaire ou les dîneurs de luxe de l’Orient-Express, de l’Etoile du Nord, du Rheingold ou de l’Oiseau Bleu, sur fond de réclames pour l’eau minérale Contrex ou la moutarde de Dijon…Les rêves dans les draps blancs raides comme la justice, des wagons-lits aux liserés jaunes, sont aussi partis vers d’autres cieux, flottant peut être au musée du Chemin de Fer de Mulhouse….mais, bon, on est là pour parler de toi et de ton départ. Alors tu regardes les horloges "Brillé" ou les pendules "Lépaute" qui grignotent les minutes et tu te dis en même temps qu’il est peut-être temps de renoncer ? « Et si je ne partais pas ? » C’était décidé de longue date, tu as même acheté ton billet il y a trois mois parce que c’était moins cher, mais c’est sympa de se faire peur, de se dire que changer un plan pourrait t’amener à un endroit différent ou l’imprévu serait la règle.
Pendant que tu es assis sur ton siège dans les courants d’air, dans les odeurs de pain au chocolat qui dérivent depuis la boutique « Paul » tu imagines les conséquences d’une autre décision que celle de prendre ce foutu train…Et puis le temps, comme toujours, finit par s’écouler, et il faut trouver un moyen pour arriver avant les autres à la place 81 voiture 2. Comme tu es un vrai voyageur, tu n’as qu’une petite valise. Le plus important à emporter, il est déjà caché au fond de ton cœur, à l’orée de tes nouveaux rêves. Depuis de longues années déjà, le voyage t’obsède....
Tu revis à chaque départ une séparation d’avec on ne sait qui. Et si c’était dans une autre vie, une vie d’avant, que quelqu'un t’avait quitté sur un quai de gare et que cela ait marqué le fond de toi d’une façon à la fois brutale et insidieuse ? « Sur voie quinze, Train rapide 183 à destination de Vintimille, fermez les portières »,alors tu partais vers les citronniers du Var, les figuiers d’Antibes, et la socca dans le vieux Nice.
« Sur voie quinze, TGV 6083 à destination de Nice départ prévu à seize heures quinze. La SNCF rappelle aux accompagnateurs qu’ils ne sont pas autorisés à monter dans les voitures »
C’est clair, seuls partent les partants, ceux qui ont un vrai billet sur un téléphone ou imprimé sur un morceau de papier ou de carton puisque tout a changé. Et puis vient l’heure de sentir le train quitter son immobilité. La seule possibilité qu’il reste pour rêver sera de regarder au très loin l’horizon de Bourgogne ou la ligne bleue des Vosges puisque le reste va trop vite et que même les vaches ne reconnaissent pas leur paysage en voyant passer des trains si rapides qu’on ne les entend ni arriver ni disparaître. Tes compagnons de voyages seront des âmes neutres, plongées dans des graphiques sur ordinateur, des magazines de mode, des mangas ou exceptionnellement une Bible du Chanoine Crampon entre les mains d’un curé à l’ancienne, en rupture de Paroisse. Tu ne reconnais rien. Tout a été tellement vite pour toi que tu n’as pas tout compris. Tu rêves au carré d’agneau et au plateau de fromage d’un Train du soir entre Paris et Interlaken, et tu n’auras droit qu’à un petit déjeuner gourmand à sept euros quatre vingt dix entre Lyon Part-Dieu et Aix TGV. Même tes souvenirs ont du mal à suivre les trains à grande vitesse…Au bout de ta lassitude se trouve la gare d’Antibes, le souvenir de l’arrivée du Mistral en fin de soirée, quand tu descendais du train couvert de la suie qui avait envahi les compartiments à l’occasion d’une fenêtre ouverte, au bout de ton rêve se trouve la Gare Centrale d’Anvers, place de la Reine Astrid, au bout d’un autre rêve encore se trouve la gare de Brest et le souvenir de la rue de Siam, et à la fin de ton rêve une autre gare encore, celle de Dunkerque, quand, alors que tu dormais dans ton wagon-lit type « F » ton train montait à bord du ferry-boat en route vers la « perfide Albion » alors que ton wagon était arrimé avec de lourdes chaînes qui faisaient un bruit d’enfer quand elles étaient manipulées.
Dans un coin de ton cerveau, sur l’étagère des plaisirs majuscules et des souvenirs fabuleux, tu as rangé toute une série de moments, à Cagnes-sur-Mer, quand tu courrais jusqu’au pont qui surplombait la voie ferrée, avenue des violettes, et que tu attendais avec impatience et excitation de te faire envelopper par la fumée grise d’une locomotive tirant en contrebas un train en route pour Vintimille, ou un convoi allant vers Marseille. Tu as placé sur la même étagère la sommes de peurs délicieuses qui t’envahissaient quand tu pouvais voir au loin, se rapprochant, une énorme machine à vapeur avec ses lanternes de lumière blanche comme deux yeux cherchant à voir au bout de la voie. Souviens-toi de ta terreur lorsque passaient devant ton mètre vingt, les embiellages d’une « Pacific » tractant le Brest-Paris et entrant en gare de Plouaret. Tu as rangé enfin, dans cet antre aux souvenirs, la vision d’un lever de soleil sur la Jungfrau, d’un coucher de Soleil sur Copenhague, ou d’un crépuscule sur Rome, avant d’entrer en gare de Termini, et en descendant du train, ce soir, en arrivant à ta destination, n’importe où, tu te dis qu’heureusement, les souvenirs ne s’effacent pas aussi vite que roulent les TGV.