Aubry avait fait le parcours depuis Alésia en empruntant la ligne 4.Il avait été jusqu'au terminus. Il aimait ce petit monde partagé en cinq marchés, une vie hors du temps commun, une vie où les "brocs" se retrouvaient "entre brocs" dans les petits restaurants cachés au détour d'une ruelle. En novembre, il faisait bon s'asseoir près d'un poêle, laisser son esprit dériver et ses yeux fixer un ballon de rouge dépose sur la table par un serveur qui,(même lui), avait l'air d'un "broc". Aubry n'avait rien à acheter mais il avait ressenti le besoin de toucher du bois ancien, de palper du fauteuil Louis XV, d'admirer une lampe Lalique...
Ce qu'il aimait surtout, c'était la taille humaine des petits villages qui constituaient l'ensemble.Sur des pylônes en métal étaient fixés des sortes de lampes de cour qui éclairaient en fin de journée, les allées du Marché Paul Bert, du marché Vernaison, ou du marché Serpette. Quand Aubry passait devant les boutiques, il pouvait presque entendre ce que les meubles avaient à raconter sur leur vie passée, dans un appartement du dix-septième arrondissement ou une maison de l'ouest Parisien. Aubry louvoyait entre les antiquaires,assis dans des fauteuils, prenant à peau-le-corps les premiers rayons du soleil.
Devant la boutique de "Dédé-les-petits-chapeaux", Aubry s'immobilisait à chaque fois pour admirer le génie des maîtres verriers,et s'imprégner de cette végétation figée dans le verre que l'on appelait "art nouveau". Il sentait monter en lui l'impérieux besoin de se rapprocher d'un passé qu'il n'avait pas connu.Il n'aurait pas pu l'expliquer, c'était juste comme cela.Quand il avait bien pris sa rasade de casques de poilus,de montres à gousset, de postes de radio des années trente, de tableaux de faux maîtres, de vrais fauteuil Ruhlmann,un sourire sur les lèvres, Aubry retournait au métro,plein de regrets,mais sans savoir pourquoi...