Le Baron Jean Adigard des Gautries et sa baronne d'épouse, née Arlette Loiseleur du côté des Buttes-Chaumont,quittaient leur manoir de La Loupe, en Eure et Loir chaque semaine,du mercredi matin au jeudi soir.C'était "pour ne pas oublier à quoi ressemblait Paris" disait le Baron, avec une sorte de regard triste qui trahissait un manque.Pendant qu'Arlette allait se faire regonfler la joie de vivre dans la chambre 323 de l'Hôtel Lutétia,avec un amant casseur d'assiette qu'elle avait connu quand elle était tapin, le Baron Jean allait au Bon Marché, le grand magasin de la Rue de Sèvres. "C'est beau" disait-il...
Il commençait toujours par le rayon des produits de beauté pour femme, flânant entre les présentoirs,humant les crèmes,les poudres, s'extasiant devant l'assemblage de couleurs des petites boites ou étaient rangés sagement les doux pastels,les bleus légers, les roses suggestifs, les rouges presque honteux.Il aimait bien aller d'un magasin à l'autre en passant devant les aquariums nichés dans les murs du sous-sol pour continuer sa rêverie dans le nouveau magasin. Arlette? Il s'en foutait un peu.Elle n'était pas devenue Baronne par amour.C'était du calcul pur et simple. Jean avait dit oui, mais il ne se souvenait pas quand.
Jean aimait bien le liftier en uniforme rouge, le cuivre bien poli du réhostat de l'ascenseur, la petite ritournelle qui détaillait les découvertes à faire à chaque étage " layette, parapluies,dessous pour femmes"...Au deuxième étage, Jean sortait de l'ascenseur,se dirigeait toujours vers le rayon des fourrures. Il passait sa main manucurée sur une manche de vison, un col en renard, une toque en lynx. Pendant qu'Arlette oscillait entre les péchés capitaux et son huitième ciel, Jean observait les femmes du sixième arrondissement se blottissant dans un manteau en se regardant dans un miroir qui ne mentait jamais sur leur âge...