En 1955, quelque part dans un Paris qui commençait à étouffer sous un trafic en croissance, ma mère avait découvert que le front d’un enfant de quatre ans, non sanglé et pour cause, (0) sur le siège avant d’une Deuche, était moins solide que l’aérateur en métal situé juste en dessous du pare-brise.
Un grand choc m’avait projeté vers l’avant, une ambulance toute blanche m’avait ensuite emmené vers un hôpital pour suturer la plaie. Le siège avant droit avait dû être remplacé pour faire disparaître toute trace de la catastrophe. J’aurai pu concevoir envers cette TPV (1) une sage méfiance, mais les bons souvenirs gagnèrent, et je gardai pour la Deuche un amour particulier, probablement lié à une enfance dans un milieu gagné à la cause mécanique d’André Citroën.
(La TPV, mère de la Deuche...)
Je n’ai jamais su si j’avais acheté « notre Deuche » parce que j’étais radin de manière atavique, ou bien si j’avais eu un coup de folie. Le litre d’essence, cette année-là, devait tourner autour de quarante-cinq centimes d’euros alors que les trente glorieuses se terminaient doucement et que le premier choc pétrolier de soixante-treize était déjà presque oublié. Qui avait eu l’idée ? Barbara ? Moi-même ? Impossible de me souvenir, mais le fait est que pas loin de chez nous, Villa Moderne, sagement garée dans une de ces rues qu’il fallait parcourir pendant de nombreuses minutes pour trouver une place, il y avait « la Deuche », ce véhicule étrange prisé des grands voyageurs, des révolutionnaires, des fumeurs de pipe, des médecins de campagne et des bonnes sœur, car ce véhicule économique, développé à l’origine pour s’adapter au mieux à la ruralité, avait la vie dure et une histoire qui faisait déjà partie du patrimoine de la grande aventure mécanique.
La « Deuche » avait traversé les années en se riant des évolutions technologiques. Son potentiel de sympathie était intact, en posséder une était non seulement une marque d’attachement à la tradition automobile, mais finalement et surtout une grande marque de sagesse. Nous l’avions choisi ensemble. La couleur, cet espèce de gris indéfinissable tirant sur le marron clair faisait également partie de l’imagerie populaire : nous restions dans la tradition, nous étions des conservateurs malgré nos airs d’en savoir plus que les autres. Un voyage en Angleterre, avec utilisation obligatoire du ferry-boat et conduite à gauche à partir de Douvres (ou était-ce Newhaven ?) nous avait conforté dans notre choix : la Deuche, c’était vachement bien.
(La nôtre ? ...)
Sur l’autoroute du Nord battu par les vents mauvais, nous étions ballottés de droite à gauche, d’avant en arrière, mais nous avions tenu bon jusqu’au port d’embarquement, tout fiers d’avoir survécu à l’épreuve, et surtout d’aller sur la côte sud du pays Anglois, montrer à la famille de Barbara cette merveilleuse invention, témoignage du génie Français, de la supériorité de nos ingénieurs, de la qualité de la réflexion automobile des penseurs de la S.A Citroën qui avaient présenté en 1948 ce modèle génial avec trois vitesses, quatre places assises et une capacité à transporter cinquante kilos de bagages.
Depuis vingt-huit ans, la Deuche tenait la route et avait de plus en plus d’adeptes. Nous étions rentrés dans la grande famille de « ceux qui savaient », de « ceux qui avaient compris que l’intelligence ne se mesure pas à la taille de la voiture ». En exagérant un peu, on pouvait même entendre les commentaires des autres automobilistes, brièvement côtoyés lors de feux rouges :
« Regarde Robert, une deux chevaux… ! quand est-ce que nous en aurons une »
« Allons, Raymonde, faut pas rêver, tu sais bien que nous n’avons pas les moyens » …
(Tout savoir pour prendre soin de la Deuche)
La Deuche nous allait bien…Barbara avait une éducation universitaire de haut niveau, un amour sûr pour la nature, et le goût de l’aventure. La simplicité de la Deuche lui convenait. Il y avait une sorte d’accord entre la voiture et elle. C’était « non-dit » mais n’importe qui pouvait voir que cet accord était bien présent. C’était simple, c’était sage.
Ma prof d’Anglais d’épouse avait vécu, outre-Manche, une relation profonde avec une « Triumph Herald », une de ces véhicules fabriqués dans une sombre usine de Canley, dans la région de Coventry, là où il pleuvait toujours et où le plus petit rayon de soleil était reconnu comme un miracle réalisé par l’Eternel Lui-même. Mémoire aidant, il me souvient que l’immatriculation de cette voiture devait être PWB8E…et qu’elle s’appelait « Cloris ». Le temps de la séparation d’avec sa voiture toute blanche, avait dû être difficile…
L’autoroute A4, fraîchement ouvert, encore vierge des gros bouchons de sortie de Paris, nous voyait passer régulièrement sur la route de l’évasion dominicale, quand Barbara allait rejoindre son atelier de batik improvisé, dans la petite maison des gardiens de la propriété familiale de la Rue de Chèvre, le centre du monde, le centre de mon monde. La Deuche n’avait pas de système de chauffage élaboré. Si en été, il suffisait d’ouvrir une demi-fenêtre et de décapoter d’un cran le toit en toile pour sentir un air doux nous caresser le visage, l’hiver, c’était une autre paire de « chevrons » (2) car les ingénieurs du célèbre constructeur, dont le but ultime avait été à l’époque de maintenir un prix d’achat permettant une acquisition à ceux qui autrement n’aurait pas de voiture, avaient rogné sur les calories : pour tout dire, on se pelait dans la voiture. Mais c’était un mal pour un bien puisqu’ après un trajet hivernal en « Deuche », on avait encore plus de bonnes raisons de se boire un thé de chine fumé, avec ou sans bergamote, et un motif également valable de reprendre des calories en se tapant une religieuse au café ou au chocolat. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
La Deuche était un véhicule tellement populaire que j’avais l’intime conviction que si Marx ou Lénine avaient connu le véhicule, ils en auraient fait l’acquisition avant nous !! Tout révolutionnaire se devait de conduire une Deuche à condition d’utiliser en complément les accessoires nécessaires : écharpe en laine négligemment passées autour du cou, pipe bourrée au tabac aromatique Amsterdamer, petites lunettes cerclées de métal pour donner un air intellectuel. Je n’avais aucun de ces accessoires mais personne ne m’a jamais empêché de me mettre au volant de ce bijou de technologie.
(La Deuche sur les pavés ? ....la joie de vivre, on se serait cru sur un trempolino)
A une époque ou passer par Montmartre faisait partie du trajet touristique imposé à tout visiteur étranger, nous y venions parfois en compagnie de « touristes », passer un peu de temps dans la « commune libre » situé sur la colline. Pour garer la voiture, un demis créneau était suffisant : il suffisait de prendre ensuite l’arrière de la voiture, et par secousses verticales et latérales en direction du trottoir, on pouvait finir de garer la Deuche d’une façon fort honorable, après avoir passé toutefois le temps nécessaire à faire une marche arrière dans une des rues en pente…
Rebondir sur ce qui restait de pavés Parisiens était une expérience inoubliable qui ne pouvait qu’apporter un large sourire sur nos visages. Il y avait pendant chaque déplacement un grand sentiment de fierté. Tout le monde voulait une grosse voiture, tout le monde voulait afficher un statut, une richesse, montrer au monde entier que « eux » avaient réussi. Place d’Alésia, dans les bouchons traditionnels, des dizaines de voitures de conception révolutionnaire, tentaient de se voler la priorité, tandis que nous, sages comme des images, fiers comme Artaban, nous nous faufilions par l’avenue du Maine, la rue des Plantes, et cherchions une place rue de la Sablière.
(Dans quelques jours, je m'ouvrirai le crâne dans la Deuche: pour le moment, la vie est belle à l'ombre des pommiers en fleurs...)
J’aimais la Deuche depuis mes plus anciens souvenirs : pique-nique en forêt de Fontainebleau, banquette arrière qui se démontait facilement et se convertissait en salon de jardin au milieu des chênes, sandwiches au pain de mie, simplicité, et le bruit inoubliable du moteur. Même les yeux fermés, tout le monde savait que c’était une Deuche.
Le Deuche, c’était bien nous, c’était l’harmonie avec son levier de vitesse à boule, ses essuis glaces qui n’essuyaient rien, son incapacité à dépasser tout véhicule roulant à plus de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure.
(Pierre Jules Boulanger, Ingénieur, bienfaiteur de l'humanité et père de la "Deuche")
Dans le pays des petit-pois trop verts, du mouton avec de la sauce à la menthe, qui était également le pays d’une étrange pâte alimentaire nommée « Marmite », la Deuche avait maintenant pris ses quartiers sur Inderwick road, dans le quartier Londonien de « Crouch End ».
Elle avait décidé de visiter l’Angleterre.
Sans doute l’a-t-elle fait ? Etait-elle âgée ?
Assez jeune pour connaitre une nouvelle vie ?
(Dans le nouveau quartier de "La Deuche")
Qu’importe, puisque c’était "avant"…
...et qu’un vieux proverbe "Citroëniste" connu des fanatiques du carburateur Solex et des demis-fenêtres qui te retombaient sur le coude, dit bien :
« A 2 chevaux donnés, on ne regarde pas « les temps » (3)
(0) les ceintures de sécurité deviendront obligatoires en 1967. En 1955, elles n’existaient tout simplement pas.
(1) Très Petite Voiture. TPV fut le premier « nom » donné au projet dirigé par Pierre-Jules BOULANGER, le « père » de la Deuche.
(2) les chevrons font partie de l’image de la marque Citroën. André Citroën dirigeait au début de sa carrière André Citroën fonda une usine d’engrenages en forme de « V », les engrenages à chevrons. L’image des chevrons est restée par la suite comme associée au constructeur automobile.
(3) Ce proverbe, absolument imaginaire, est naturellement dérivé du « vrai » proverbe (célèbre et connu,traduit dans plusieurs langues) qui, lui, indique qu' "A cheval donné on ne regarde pas les dents"