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CINQUANTE-HUIT JOURS

...Et te voilà comme un con, privé de ta substance, privé de ce qui a fait que tu es devenu toi ! Après l’accouchement, le baby blues s’installe parfois … « C’est une dépression post-partum » dira le toubib sûr de son coup à sa patiente en mal de vivre... ! Après le départ en retraite, comment on appelle cela ? Voilà, tu sais tout, ou plutôt tu ne sais rien encore des quarante-cinq ans passés à naviguer au grès des océans, à la volonté des vents, au hasard des chemins de traverse, seul ou accompagné du fin fond de la Colombie aux vagues tentatives de montagnes de l’Islande nichée au milieu de l’Atlantique, des sables du désert de Libye à ceux des plages du Pacifique, des bars de Moscou aux bouges les plus infâmes des ports à marins débauchés d’Allemagne ou de Chine. Tu as bâti ta carrière de bric et de broc, en prenant parfois les bonnes décisions, mais aussi souvent les mauvaises, et maintenant tu chies de peur en te demandant ce que tu vas pouvoir foutre de tout ce temps qui reste à vivre et auquel tu n’es pas préparé, et en plus, il y a un truc vicieux : tu sais que, ta carrière derrière toi, le prochain grand voyage risque d’être le dernier, et là mon pote, tu commences à te demander si tu es prêt à partir… Dans quelques jours tu vas quitter ta boite, comme un gamin qui quitte le nid parce que c’est ce qu’il faut faire, dans quelques jour tu vas commencer à te poser les vraies questions, tu vas commencer à t’occuper vraiment de toi avec l’avalanche prévisible des questions que tu as refusé de te poser « avant » parce que « tu n’avais pas le temps », tu travaillais ! Va-t-il venir le temps de l’appartenance à de vagues associations de cocus, de ferrovipathes qui font marcher des petits trains ou des plus gros, sur des voies ferrées secondaires habitées par des herbes folles, de donneurs de leçon à des plus cons que soi, ou des plus éveillés ,le temps de l'appartenance aux confréries de ceux dont la peau jaunie, des autres qui cultivent les fleurs de cimetière, des nudistes en fin de parcours, des amateurs de chien-chien, de lecteurs de journal plié en quatre dans la poche ? « ça te fait quoi ? » disent les unes,... "putain, la chance" disent les autres ! Et moi j’ai les jetons parce que je vais me retrouver en face de…moi ! Dans une vie précédente, j’étais une femme, un grand voyou, un rabbin débauché, un avocat, un pilote de ligne, un « seigneur du rail » monté sur les grandes roues d’une Pacific 241, un chasseur de Nazi, un immigré clandestin en Palestine sous mandat Britannique, un passeur d'armes pour les Contras d'Amérique Latine, un amateur de femmes peut être, de cigares certainement, de single malt, encore plus....! ...là, il y avait de l’aventure encore possible, mais ça c’était «avant" . Maintenant je vois déjà le tunnel qui va me mener en quelques jours du monde des actifs à celui de ceux qui ont donné sans compter, ou en comptant mal pendant des années.


Depuis pas mal de temps déjà les chiffres s’effacent, les lettres se brouillent, j’ai même pris le mauvais train il y a peu, comme si j’avais peur d’être en retard à un rendez-vous sans vouloir me l’avouer…. Drôle de mec, je suis ! Fait chier !

Les souvenirs mourront avec moi, sauf si derrière le rideau, il y a des étagères pour tout stocker… ! On peut toujours mieux faire, mais encore faut-il connaitre et comprendre la valeur du geste, savoir le prix d’une parole mal placée, d’un jugement imbécile balancé par dépit, et tout cela on ne le découvre qu’après…et malgré tout, t’as plein de projet dans la tête, ce sacré instinct de survie, cette illusion d’immortalité qui te colle aux neurones parce qu’on est tous pareils et qu’on s’imagine qu’il reste plein de temps. Bientôt le thym et le romarin du Sud sentiront encore plus fort, bientôt les années de travail s’effilocheront, les visages s’estomperont, le pastis deviendra plus régulier, le temps passé avec les copains plus précieux encore, les couchers de soleil seront plus émerveillant, les jours encore plus riches, les aventures différentes, les émotions moins contraignantes parce que j’aurai du temps pour mieux les comprendre. Tu parles d’un putain de choc, toi ! Tu comptes presque les jours, même si tu gardes les yeux fermés pour ne pas voir. Tu ne sais pas ce que tu vas faire, mais tu sais que tu feras quelque chose, tu essaieras peut-être de mieux réussir ta dernière partie de vie, que tu n’as réussi les précédentes, c’est aussi cela ce qu’on appelle l’apprentissage, et le mien est loin d'être terminé... ! Bon, allez, j’arrête de faire chier, sinon on va sortir les mouchoirs… « Allez Léon, sers moi donc une petite côte » Je vais un peu m’entrainer, je crois que je vais avoir plus de temps libre dans peu de temps …. !


© 2016 Sylvain Ubersfeld

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