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L'AGE DE PIERRE

Bien sûr qu’il y avait une vie dans l’aviation commerciale avant l’ère des ordinateurs, comment pensez-vous que cela fonctionnait dans les années soixante-dix ?

(Les mécaniciens devaient parquer l'avion)

Eh oui ! les avions volaient en toute sécurité, et les communications dédiées à l’aéronautique étaient considérées comme les plus fiables. Même si cela parait lointain, 1973 n’est pas tellement loin…même pas cinquante ans, tu te rends compte ? Bien sûr, tout a changé avec l’introduction des nouvelles technologies… L’aviation commerciale s’est complètement transformée pour passer de l’esprit « pionnier » au monde plus réaliste de l’économie, du retour sur investissement, et des compagnies aériennes gérées comme des portefeuilles de bourse. Il n’y a plus de place pour le romantisme du passé, les découvertes de terres encore vierges, depuis longtemps déjà, l’esprit de « l’Aéropostale » s’est envolé, et Jean Mermoz n’est plus qu’une vague image de collection dans les tablettes de chocolats d’une époque lointaine, celle ou les grands hommes étaient immortels.

Il ne reste de « l’ancien temps » que quelques pilotes chevronnés et précurseurs qui pilotaient aux fesses des avions qui sentaient l’huile chaude et les gaz d’échappement.


J’ai rejoint la communauté de l’aviation commerciale en 1973. C’était à Orly, je venais d’avoir vingt-trois ans. Les choses étaient différentes et le goût de l’aventure bien présent. Nous étions une compagnie aérienne « tout-cargo » et je n’avais aucune expérience. Je me souviens encore de ma première nuit de travail, après une très courte formation, préparant le chargement et la documentation d’accompagnement pour un vol qui passerait le lendemain matin en provenance de New-York et qui continuerait sa route vers Londres et Shannon, pour retraverser ensuite l’Atlantique dans l’autre sens et terminer sa rotation sur l’aéroport de John Fitzgerald Kennedy.

(DC 8 -63 Tout Cargo-la livrée de l'appareil est celle de la compagnie LOFTLEIDIR ICELANDIC)

(Un de nos DC8-63 En version passagers)

(DC8-55, un petit DC-8, treize palettes)


C’était un « petit » DC-8 qui ne pouvait prendre à son bord que quinze palettes de marchandises diverses. Les palettes une fois constituées avec le fret qui nous était confié par les transitaires, il fallait les peser, les recouvrir de filets pour empêcher le chargement de bouger, puis préparer le fameux devis de masse et centrage indiquant les positions respectives de telle ou telle palette de façon à charger l’appareil dans les limites prescrites de son centre de gravité. Nous étions une petite compagnie aérienne familiale… ! Je crois me souvenir qu’au moment de sa croissance la plus forte, Seaboard World Airlines devait compter à peu près 1500 salariés répartis à travers ses escales. Son personnel ? des agents d’opération, des mécaniciens, des manutentionnaires, et des pilotes, dont beaucoup étaient des anciens de la « Navy », et dont certains avaient connu la guerre de Corée comme celle du Vietnam.

(un B 747 SWA. Le premier appareil fut livré en 1974?Nous avions déménagé vers Roissy Charles-de-Gaulle)


A l’escale d’Orly, le personnel devait comprendre une trentaine de personnes qui « tournaient » sur des horaires typiques de l’époque basés sur une semaine de travail de quarante-huit heures. Il y avait Alain C., qui aurait par la suite une carrière brillante en devenant Vice-Président de FedEx en Europe quelque trente-cinq ans plus tard, Xavier G., l’indépendantiste Corse qui avait une passion pour les figatelles, Vincent M, grand cuisinier spécialiste des pâtes à l’ail dont il nous régalait lors des vacations nocturnes. Il y avait également nos superviseurs, Michel M, un breton au caractère trempé, Carmelo C, un « pied noir » qui avait travaillé pour la compagnie nationale Royal Air Maroc, et John M, au passé probablement militaire, qui avait dû avoir des accointances à un moment ou à un autre de sa vie avec l’armée de l’air Belge, ou la Royal Air Force, mais je n’avais jamais exactement compris. Il y avait aussi les mécaniciens de l’escale, Yves D et Claude C. qui s’occupaient d’effectuer au mieux de leurs capacités, les réparations demandées par l’équipage et qui étaient listées dans le « log book » de l’appareil. Certaines des réparations demandées pouvaient être traitées tout de suite, mais dans le cas contraire, une procédure existait pour simplement « repousser à plus tard et sous-certaines conditions » une réparation nécessitant des pièces non-disponibles en stock, ou dont la réalisation aurait risqué de bloquer l’avion au sol pour un certain temps. Ces réparations étaient effectuées une fois l’avion rentré à New-York, là où se trouvaient les stocks de pièces et les équipes de mécaniciens de Jere. T. Farah, le Vice-Président Maintenance de la compagnie.

(Jere T. Farah, le VIce-Président Maintenance de SWA)


Une heure avant l’arrivée prévue du vol, il fallait se concentrer sur l’organisation du transit de façon à ce que celui-ci ne dépasse pas le temps autorisé, sous peine de créer un effet domino dans les autres escales de la ligne. Préparation du chargement, dépôt du plan de vol, récupération des repas pour l’équipage auprès de la Compagnie des Wagons-Lits qui avait le monopole à l’époque ( les repas des voyageurs embarquant à Orly au début des années 70 étaient tous préparés par la Compagnie des Wagons-Lits dans des cuisines situées sur l’aéroport),passage au bureau de la Météorologie Nationale, puisque Météo France n’existait pas, sans oublier un passage rapide mais obligé par le « bar zéro », un abreuvoir bien sympathique situé dans le terminal passager, ou l’on pouvait prendre connaissance de toutes les dernières rumeurs qui bruissaient dans le petit monde de l’aéroport d’Orly, en buvant un expresso et en mangeant un croissant, parce que bien sûr, on venait de passer la nuit au boulot, et qu’on avait quand même un peu faim….


Le manifestes de marchandises avaient été préparés sur des machines à écrire, comme il y en avait à l’époque, de vieilles « Olivetti » avec l’obligatoire ruban noir et rouge, et la petite cloche qui tintait en fin de ligne. Il avait ensuite fallu établir des jeux de manifestes en dupliquant ceux-ci à l’aide d’une « ronéo » à alcool (qui me faisait penser à la publication clandestine des journaux sous l’occupation Allemande de la France). Le point de parking qui nous était d’habitude assigné était nommé « G.1 » ou « Golf Unité ». L’avion une fois immobilisé, après avoir été parqué de manière adéquate par les mécaniciens, il fallait approcher une échelle de coupée, signaler notre présence à l’équipage, qui désarmait le toboggan de porte, et nous donnait alors accès au cockpit où se tenaient un commandant de bord, un premier officier, et un mécanicien navigant. Il régnait dans le « galley » (1) une incroyable odeur de café chaud.

(Perforatrice OLIVETTI et la traditionnelle machine à écrire à ruban : on s'en foutait plein les doigts...)

Une fois la porte cargo grande ouverte, le déchargement commençait, suivi du chargement : les quatre-vingt-dix minutes qui nous étaient allouées s’envolaient rapidement : il n’y avait pas une minute à perdre sous peine de devoir justifier après analyse en profondeur, pourquoi telle ou telle opération avait pris plus de temps que prévu.

Les marchandises transportées étaient sous la surveillance incessante des Douanes Françaises, cet organisme de contrôle fiscal mis en place par Colbert au dix-septième siècle. Des douaniers en civil parcourait la gare de fret et ses abords, jours et nuit, dans l’espoir d’attraper un ou des fraudeurs. Je me souviens de l’un d’eux en particulier, Monsieur Florès, un pied noir déjà douanier en Afrique du Nord à l’époque de la présence Française, et qui focalisait ses efforts sur les canettes de soda ou de jus de fruit « hors douane » qui étaient descendues des avions par des manutentionnaires souvent assoiffés. La loi et l’ordre devaient régner sur le parking de la zone de fret.

(Un entrepôt SWA)


Dans les sous-sols du bâtiment se trouvait un lieu-culte, un bar plus ou moins officiel surnommé : « La Mine », un lieu de rencontre obligatoire pour les douaniers en tenues, les transitaires, et les salariés des compagnies aériennes qui n’hésitaient pas à rogner sur leur temps de travail (!) pour aller prendre l’anisette et s’essayer à une partie de rami ou de belotte. Ce point d’échange « culturel » était si connu que si d’aventure un salarié manquait à l’appel, le chef d’escale ou le superviseur de service y envoyait en premier lieu un autre collègue pour vérifier si l’absent ne s’était pas tout simplement endormi devant un apéritif un peu trop prolongé. L’alcool et l’aviation commerciale avaient déjà une longue tradition de camaraderie derrière elles.

(Une petite compagnie avec un " petit" siège au bâtiment 178 de l'aéroport JFK à New-York)

(Le bâtiment 260 à JFK, là où se déroulaient les opérations "cargo")


A l’âge de pierre, nous n’avions aucune des technologies du 21ème siècle ! Pas de téléphones mobiles, pas de Facebook, pas d’ordinateurs. La seule innovation consistait à utiliser un télécopieur, un « fax », qui utilisait un papier thermique qui avait pour particularité de s’effacer au bout de quelques heures.

Pour bien que tu comprennes que c’était vraiment dans l’ancien temps, la secrétaire de l’escale, à l’âge de pierre, utilisait depuis peu une machine à écrire IBM « à boule », dans les transports en commun de l’époque, métro ou autobus, les compagnies de transport payaient des employés pour faire des trous dans des billets de carton. Pour faire une photocopie, il fallait trouver l’heureux détenteur d’une machine de ce type, et pour se marier en dessous de vingt-et-un an, l’autorisation des parents était nécessaire…

(Télétype du même modèle que celui utilisé à l'escale d'ORLY et de ROISSY par la suite)


Les communications entre le bureau de l’escale et l’avion se faisaient par « course à pied » en faisant la navette entre l’appareil et l’escale. Il n’existait pas chez nous de radios portables connues sous le nom de « Walkie-Talkie » !


Les communications aéronautiques internationales, elles, étaient réalisées par le biais d’un réseau dédié mis en place par la Société Internationale de Télécommunications Aéronautiques dont le siège se trouvait en Suisse.

SITA était un pionnier dans les télécommunications spécialisées pour l’industrie du transport aérien et depuis sa création en 1949 avait développé un réseau qui permettait de communiquer entre aéroports, escales, services divers, en utilisant une combinaison de codes d’adresse. Les adresses « codées » se composaient de trois lettres pour désigner la ville ou l’aéroport de destination du message, deux lettres pour désigner le service vers lequel le message devait être dirigé, et enfin deux lettres représentant le « bigrame » de la compagnie aérienne ou de l’organisation vers laquelle les messages étaient envoyés. Ainsi, par exemple, le service Client de Seaboard World Airlines était désigné par l’adresse SITA ORYCSSB et l’adresse de messagerie du service export de notre escale de New-York devenait JFKOESB…

(Un abaque en plastique dite "overlay" nous permettant de déterminer le centre de gravité des appareils en fonction de différentes informations figurant sur le devis de masse et centrage et en tenant compte du carburant embarqué à bord)


Pour acheminer ces messages, tous payants bien sûr puisqu’il fallait que SITA gagne de l’argent pour pouvoir en investir et payer ses propres salariés, trois types de codes d’acheminement était utilisés :

QD précédait un message « ordinaire », opérationnel mais sans plus

QK était le code d’urgence indiquant un message d’une importance opérationnel urgente

QU était le code de « l’urgence » suprême. Le passage d’un message codé QU dans les différents centres de transmission de SITA déclenchait l’envoi d’un accusé réception qui permettait de savoir avec certitude si le message avait bien été réceptionné par son destinataire.

(Poste de radio VHF -Very High Frequency- de marque PYE. Nous en avions un dans le bureau pour assurer la liaison avec les appareils arrivant ou repartant)

Tous les messages opérationnels pouvaient être préparés sur des bandes perforées ensuite insérées dans le télétype. Les transmissions aéronautiques étant taxées au temps d’utilisation, il était important de préparer toute communication avec exactitude et de limiter le temps passé en « émission ». Une perforatrice à bande OLIVETTI trônait au milieu du bureau des opérations. Certains membres du personnel, des anciens, avaient eu le temps au cours des années d’apprendre à « lire » le contenu des bandes en regardant simplement les performations. Une fois le message préparé, la bande perforée était alors mise en place « ou il fallait » sur le vieux télétype qui avait derrière lui de nombreuses années de service mais fonctionnait encore, on appuyait sur la bonne touche, et en quelques minutes, le contenu de la bande, traduit en lettres ou en chiffres, se retrouvait à New-York, Shannon, Moscou, Nairobi, Zurich ou autre part dans le monde.

Peu de temps avant son atterrissage et après son décollage, l’équipage contacté l’escale en utilisant la radio a très haute fréquence, la « VHF ». Un vieux poste PYE dans un coin du bureau, nous permettait de recevoir les informations sont nous avions besoin sur la fréquence utilisée par la compagnie (une fréquence que nous partagions avec UTA). L’équipage indiquait l’heure estimée d’arrivée, puis l’heure d’atterrissage, et lors du départ, nous transmettait les différents horaires enregistrés au moment de quitter le sol ainsi que son heure estimée d’arrivée à destination.


Les devis de masse et de centrage était réalisée sur des formulaires en papier, en utilisant en général en premier un crayon, puis un stylo à bille pour pouvoir bien « encrer » les informations sur les exemplaires carbonés du dessous, dont l’un resterait en archive à l’escale pendant un certain temps, comme demandé par la législation Américaine de l’aviation civile. SI nous étions « trop près » de telle ou telle limite pondérale, des « ajustements » prenaient place, vingt kilos par-ci, trente kilos par là…disparaissaient dans la nature sans pour autant compromettre la sécurité des vols. Bien évidemment, cette opération était parfaitement illégale, nous le savions, et si la direction l’avait appris à l’époque, il y a de fortes chances que ma carrière se serait rapidement arrêtée.


Mais soyez certain que si un agent d’opération des années soixante-dix assure ne jamais avoir « réduit » les poids sur un vol cargo, celle-là ou celui-ci ne dit sans doute pas toute la vérité car, même si nous n’avions pas de technologie moderne, nous avions d’excellentes gommes !


© 2017 Sylvain Ubersfeld


(1) l'espace dédié à la préparation du café et au réchauffage des plats chauds contenus dans les plateaux-repas de l'équipage. Le café était,lui,dans de grands thermos en métal qui se branchait sur des prises spécifiques pour garder la boisson chaude pendant le vol.




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