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JUSQU'AU BOUT DU CIEL


(Orly......il y a très très très...longtemps -1947 je pense...)


J’étais tombé amoureux des avions très tôt. Quelque chose à voir sans doute avec le fait que mon père voyageait énormément et qu’un de nos distractions consistaient à l’accompagner à l’aéroport d’Orly lors de ses nombreux départs…Il s’agissait de l’ancien aéroport bien sûr, pas du « nouveau » inauguré par « Le Grand Charles » au début des années soixante. Il y avait les avions, mais il y avait également les femmes, alors dans quel autre type de métier aurai-je bien pu évoluer et m’épanouir ?

(Aéroport d'Orly en 1952)

J’étais un « Hors-Ligne », un « Charter rep », un « loadmaster » et cela représentait beaucoup pour moi. Mon statut privilégié me garantissait l’aventure, les pays exotiques, et parfois les fêtes sous n’importe quel motif pour célébrer simplement cette liberté et le fait que « nous » étions des gens de l’air… Bien évidemment, l’un des aspects du travail était cette possibilité permanente d’être créatif, cette opportunité de pouvoir s’adapter rapidement à n’importe quelle situation, n’importe où dans le monde.

(Les Ailes de Seaboard World Airlines....on dirait Jonathan LIvingston le Goeland...)

Aucun d’entre nous n’avions été choisis pour nos parcours scolaires ou universitaires hors du commun, ni pour nos qualifications spécifiques, mais plutôt parce que nous avions cette incroyable possibilité de « penser en dehors des clous », out of the box, comme disait nos instructeurs. Une bonne dose d’esprit maison, le fameux « can do spirit » complétait notre panoplie de grands voyageurs devant l’Eternel et chaque semaine, chaque mois, chaque heure, nous étions prêts à nous envoler jusqu’au bout du ciel.

Tu as une valise ? Tu sais voyager ?

Penser « out of the box » était exactement ce pourquoi nous étions formatés. Chaque mission était un nouveau défi, et ce que nous avions appris lors de la mission précédente pourrait, ou pas, être utilisé lors de la mission suivante. L’expérience grandissait, vols après vols, avec cette découverte permanente qu’il pouvait toujours y avoir une mission pire que la dernière, ou bien que le bonheur simple fût juste d’arriver à l’heure dite, de décharger l’avion sans problème, puis d’aller dîner dans un petit restaurant de quartier à Rome, à Paramaribo, ou bien à Kinshasa.

(Un équipage de la compagnie nationale ALITALIA)

Parfois, les circonstances nécessitaient des transactions discrètes que nous n’assimilions pas à de la corruption, même si elles en avaient un vague parfum. Dès que nous nous étions mis d’accord sur la somme, l’argent changeait de main, et le miracle souhaité s’accomplissait, avec plus ou moins de bonne grâce selon que la somme perçue par tel ou tel individu ou organisme fut à deux, trois ou quatre chiffres. Nous avions la responsabilité d’un avion et d’un équipage, et devions rendre des comptes tant pour l’appareil que sur le bien-être de nos navigants. Chaque avion avait une odeur différente, sa propre odeur, un parfum de métal chaud, de café brulé, des odeurs de cockpit qui témoignaient des heures de vols passées dans cet espace restreint par trois ou quatre de nos « cow-boys ». Il y avait également les traces olfactives de tel ou tel fuite d’un produit transporté à tel ou tel moment, et que les équipes de maintenance n’avaient pas réussi à faire disparaître. Dans beaucoup de cas, il y avait dans l’air des senteurs d’animaux, de bétail, témoignage d’un récent transport de veaux, vaches, ou couvées entre un point « A » en Europe et un point « B » au Moyen-Orient ou en Afrique. Parfois, on pouvait également sentir flotter dans l’air l’étrange odeur de la graisse de protection qui recouvrait des armes de gros calibre.

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Un travail harassant, de la frustration, de l’inconfort, tout ceci était notre réalité quotidienne, mais cela valait le coup, encore et encore, nous étions uniques, nos missions étaient exceptionnelles, les occasions de plein bonheur étaient fréquentes, nous étions faits dans le même moule que ceux qui faisaient voler nos jets, nous étions les Rois du Monde.

Pour les personnels d’escale, enfermés dans leurs bureaux à Saint-Louis, Francfort ou Narita, l’horizon était bien sûr limité. Nous, nous étions assis dans des cockpits, dans des avions qui traversaient le ciel d’Angleterre à l’Afrique du Sud, de Hong-Kong jusqu’à Stornoway, de Rome jusqu’à Lima, et c’était bien ainsi, c’était ce que nous avions toujours voulu.

Préparer une valise était devenu un art véritable. Si l’on savait où l’on allait, personne ne connaissait jamais la destination ou nous finirions par nous retrouver en fin de semaine, ou la semaine suivante. Nous étions dépendant du contenu de la valise, comme de celui de notre « Brain bag », cette sacoche de vol qui contenait une palanquée de formulaires de devis de masse et centrage, en plus des outils nécessaires à l’exercice de notre profession.

(Plus de stickers que de ......valise)

Il fallait assez de vêtements mais pas trop, en cas de besoin, nous pouvions utiliser le service de blanchisserie des hôtels internationaux et en cas d’impérieuse nécessité, il serait toujours temps, lors d’un passage à Hong-Kong ou aux Indes, de nous faire confectionner une ou deux chemises sur mesure chez un tailleur Chinois. De la même façon, lors d’un passage à Los Angeles, un nouveau pantalon d’uniforme, ou même une veste, pourrait être mise à disposition par le tailleur de la compagnie, sur Sepulveda Boulevard.

Dans la sacoche de vol, et suivant le caractère de chacun, le moindre espace libre était utilisé pour y ranger « l’outil qui résoudrait tous les problèmes », la pince Leatherman, protégée dans son étui de cuir entre tout utilisation pour ne pas altérer son apparence. Il y avait une calculette, des sucreries pour l’énergie, des gants en cuir, un ou deux bons romans, une agrafeuse, du ruban adhésif, un tournevis et ses embouts, des boules pour les oreilles, un mètre à ruban, plein de petites choses dont nous pouvions nous passer quand nous étions sur la « Terra Firma » mais devenaient subitement nécessaires à l’accomplissement global de la missions dès que nous étions lancés sur les routes du ciel et nous posions dans des aéroports reculés où posséder « le » bon type de tournevis pouvait faire la différence entre succès ou échec.

( L'outil magique à ne pas oublier : le "Leatherman")

L’appartenance à notre noble industrie pouvait se voir sur les bagages, tous couverts de « stickers » prélevés dans les hôtels ou nous dormions ou représentant des avions de transport que nous aimions en priorité. Au début de ma carrière, j’avais pu découvrir le Moyen-Orient, ayant été associé à la mise en place d’un contrat de « Wet-Lease » pour la compagnie nationale Saudia à laquelle nous avions fournis trois DC-8 avec les équipages correspondants. En plus de ces appareils, nous opérions régulièrement des vols charter pour le compte de « majors » de l’industrie pétrolière comme de la téléphonie par micro-ondes. Au début des années soixante-dix, l’Arabie Saoudite était encore une terre d’aventure avec des chameaux sauvages qui traînaient autour des aéroports et des commerçants Arabes qui offraient au visiteur du café à la cardamome, condition sine-qua-non pour entamer ensuite de longues négociations sur le prix de vente de tel ou tel produit, de quelques lingots d’or, d’une selle de cheval au cuir travaillé, de soieries, ou d’une lampe de mosquée héritée d’un autre temps.


A cette époque, les hôtels cinq-étoiles du royaume fonctionnaient avec le concours d’une pléthore de personnel Philippins et Indien. Parfois, plutôt en été, l’eau de la piscine était tellement chaude qu’elle restait désertée pendant de nombreuses semaines. Je me souviens de la vieille ville de Djeddah, de la tiédeur des nuits d’Arabies, de l’odeur du charbon de bois fumant utilisé pour faire cuire les kebabs. Je me souviens des charbons ardent des pipes-à-eau, je me rappelle le goût de l’eau de rose, je n’ai jamais oublié la douce amertume du café arabe servi par des équipages commerciaux polyglottes, sur les vols « retour » de la Saudia ou de British Caledonian, utilisés pour rentrer en Europe vers d’autres missions.

Le temps passé à Rome a constitué un moment privilégie de ma vie professionnelle. Vivant à l’Hôtel Excelsior, sur la Via Veneto, j’avais la chance de pouvoir côtoyer tout ce qui comptais dans le monde des « riches et célèbres » Italiens. En arrivant à Rome pour y prendre mon service, une voiture avec un chauffeur en costume noir venait me chercher pour me conduire jusqu’à « mon deuxième chez moi ». C’était encore l’époque pendant laquelle la compagnie nationale Alitalia exploitait un vrai service de première classe entre Paris et Rome : une heure quarante-cinq de pur délice sur base de pasta, de foie de veau à la vénitienne, de jambon cru, de mozzarella, le tout accompagné de chianti. Le café était servi une trentaine de minute avant l’atterrissage à Fiumicino, il était temps, largement temps d’envisager l’avenir en commençant par une bonne sieste dans les draps en lin de mon palace Romain. Je partais toujours avec vingt-quatre heures d’avance pour pouvoir profiter d’une soirée le long du Tibre, ou d’un dimanche après-midi à Terminillo, la petite station de ski la plus proche de Rome, ou, devant un feu de bois dans un restaurant de montagne, je rêvais à des aventures plus lointaines que le Moyen-Orient ou l’aéroport de John Fitzgerald Kennedy.

(Un nouveau pantalon d'uniforme ? Hop, un petit tour chez Tarpy Tailors, sur Sepulveda Boulevard)


Réveiller l’équipage, organiser son transport de ou vers l’aéroport, n’était pas une mince affaire. Il fallait que les trois hommes se trouve au bon endroit, au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. Ils n’avaient droit qu’à un certain nombre d’heures de vols par période de vingt-quatre heures, et les règles de l’Aviation Federale Américaine, la « FAA » étaient très strictes sur le sujet. EN cas de difficultés, si certains pouvaient faire preuve de compréhension ou de tolérance, d’autres n’avaient pas la même vision des choses, alors il fallait s’assurer en permanence que tout était fait pour limiter le temps de transit au sol, pour fournir aux navigants des repas de bord de qualité supérieure, donner éventuellement « un petit supplément de dessert » pour adoucir les cœurs et parfois une cartouche de cigarettes…Il fallait tout faire pour engranger un capital confiance qui, éventuellement, pourrait être utilisé le jour où ce serait nécessaire….mais pas avant. Etre prêt à gérer l’imprévu au mieux des intérêts de tous : c’était une partie de notre mission, une partie de mon travail.

Souvent, nos avions étaient parqués dans les coins les plus éloignés des installations aéroportuaires. Pour préparer au départ un DC-8 ou un Boeing 747, il fallait alors trouver une échelle nous permettant d’accéder à bord, puis se débrouiller pour trouver un groupe électrogène qui fallait mettre en route puis connecter à la « prise » de l’aéronef. Si cette activité relevait du travail des agents de handling, dans certains aéroports du bout du monde, lors d’un départ en pleine nuit, en temps de paix ou en temps de guerre, il fallait souvent se débrouiller tout seul. Réveiller en plein sommeil un contrôleur de la tour de N’Djamena, sortir de son sommeil le fonctionnaire de l’immigration à Paraguaná, inciter au travail les « essenciers » de Freetown, il fallait savoir tout faire : expliquer aux équipes au sol ce qui était attendu d’elles en Français, en Allemand, en Espagnol, en Italien, ou en langage des signes en s’aidant de pictogrammes mis au point pendant de nombreuses années.

(Le Hall de l'Hôtel Excelsior, à Rome, un deuxième "chez moi" dans les années soixante-dix)

Il n’y a rien de plus silencieux qu’un avion sur un parking. Une fois le groupe électrogène mis en route et connecté à l’appareil, l’avion se mettait à vivre, à « faire son bruit habituel », léger sifflement des appareils de bord, ronron de la climatisation, crachotis de la radio VHF dans laquelle on pouvait entendre les échanges entre « le sol » et les aéronefs déjà en l’air.


Avant le départ, entre une heure et une heure et-demie était nécessaire pour préparer l’avion. Le loadmaster et le mécanicien se partageaient les tâches, chacun dans sa spécialité. Pour gagner du temps lors du remplissage des réservoirs, une véritable collaboration entre les deux permettait une économie importante de temps. Le mécanicien, sous l’aile, surveillait le remplissage, prêt à interrompre la manœuvre en cas de problème, le loadmaster, assis à la place du « flight engineer » assurait la répartition du précieux liquide dans les réservoirs, en utilisant le manuel de fueling. Une fois les réservoirs correctement remplis, il fallait simplement le signaler en mettant en route la petite lumière oscillante du feu anticollision rouge, située sous le ventre de la machine, et visible par le mécanicien. Le remplissage terminé, ce dernier remontait à bord pour remplir les « fuel slips » qui seraient vérifiés par l’équipage.

(De quoi faire des miracles, suivant que la transaction était à deux,trois,ou quatre chiffres,parfois...)


Il fallait ensuite aller remplir le plan de vol, collecter les repas de bord, s’assurer de leur quantité et de leur qualité. Nous avions toujours peur de ne jamais avoir assez à manger, alors « par précaution » nous embarquions toujours des petits suppléments qui faisaient plaisir à tout le monde. De la même façon, de grandes quantités d’eau minérale faisaient partie de chaque dotation de bord, avec en plus des canettes de soda, de jus de fruit, une monnaie d’échange très appréciée dans certains pays où il n’y avait pas grand-chose. Dans les Iles du Cap Vert, une simple canette de Coca-Cola permettait de passer en priorité pour faire le plein des réservoirs, au Caire, c’était le jus d’orange qui était privilégié : il facilitait le passage à l’immigration pour des équipages « arrivant ». Pour les équipages « sortant », le processus était accéléré par l’octroi à la bonne personne, de barres chocolatées.

(Un manuel Jeppesen: nous en avions une vingtaine à bord, théoriquement mis à jour par un service spécialisé au siège de Los Angeles)


Parce que nous volions « jusqu’au bout du ciel », nous transportions avec nous une énorme documentation de vol constituée par un ensemble de sacoches en cuir (6) contenant des reliures mobiles qui étaient mises à jour régulièrement par le siège de Los Angeles. Ces manuels, les fameux « Jeppesen » comportaient cartes de navigation et « planches » d’approche et de départ pour la totalité des aéroports du monde capable de recevoir l’un ou l’autre type d’appareil. Parfois, cet ensemble de sacoches était positionné à l’avance sur l’aéroport d’où nous devions partir, mais quand, d’autres fois, ces sacoches n’arrivaient pas à temps, il fallait trouver un moyen pour photocopier un minimum de documents en empruntant à l’aviation civile locale, ou au transporteur national, la documentation dont elle disposait.

(Les Ailes de Federal Express -haut- et Flying Tiger Line -en dessous)


Remplir et déposer le plan de vol était souvent l’occasion déchanger avec tel ou tel équipage, lors du passage obligatoire au « bureau de piste ».

Les Italiens rencontrés à Benghazi étaient drôles

Les pilotes Français vus à New-Delhi étaient prétentieux.

Les navigants Suisses avec lesquels j’avais échangé à Freetown était ennuyeux et l’équipage Nord-Coréen croisé à Pékin n’avait aucun humour, effrayé peut être à l’idée d’être vu parlant à « un occidental étranger ».

(Freetown : un sacré bled perdu...pas de carburant, pas de repas équipage.)


Dans l’aviation commerciale, comme dans les forces aériennes, un certain sentiment de « fraternité » existait, une « amitié de l’air » qui passait par-dessus la politique, une sorte d’entraide dont les termes restaient « oraux » et se transmettaient probablement de génération en génération.

Le jour où le siège de Los Angeles avait choisi l’aéroport de Lungi (Freetown) en Sierra Léone pour s’y arrêter et refaire les pleins, alors que nous rentrions du Moyen Orient et nous apprêtions à traverser l’Atlantique en route pour le Brésil, les transporteurs qui acheminaient le précieux carburant jusqu’aux cuves de l’aéroport étaient bloqués par un « mouvement social ». Il était impossible de savoir quand nous pourrions nous approvisionner. Avec suffisamment de carburant à bord pour un trajet unique vers l’Europe, il fallait envisager un « plan B », mais si effectivement nous pouvions trouver une solution pour nous rendre dans un autre aéroport, un autre souci se profilait à l’horizon : il n’y avait plus de nourriture à bord car ce même « mouvement social » affectait également les cuisines de l’aéroport qui étaient sensées nous approvisionner en repas.

(En Sierra Léone...)


J’avisai un B747 de la compagnie UTA qui était en transit, montait rapidement à bord avec l’idée d’acheter à l’équipage du vol de quoi nourrir mes propres navigants.

L’équipage d’UTA, sans doute touché par notre détresse alimentaire, mis dans un carton quelques repas de première classe, un plateau de fromage, du pain, et deux bouteilles de vin de Bordeaux.

Devant ce geste de pure générosité, dans la tradition des « hommes de l’air », je décidai par la suite d’écrire au président d’UTA, René LAPAUTRE, afin de lui signaler le comportement bien chevaleresque de cet équipage. René LAPAUTRE me répondit avec une grande gentillesse, indiquant dans son courrier que l’entraide des gens de l’air ne devait pas être un vain mot ou un vague souvenir et que tous les aviateurs étaient « sœurs et frères d’armes », surtout quand ils avaient faim.


© 2017 Sylvain Ubersfeld



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