Jusqu’à ce que je décide de quitter le calme de Ramat-Aviv pour me confronter à la culture de Tel-Aviv “sud”, je devais traverser toute la ville pour me rendre sur ma plage favorite, celle de “Banana Beach, située au bout de la promenade bétonnée du bord de mer, cette promenade ou l’on voyait le “ tout Tel-Aviv”, des gens simples aux plus excentrique, déambuler avec plus ou moins d’énergie suivant le jour de la semaine et la température.
Il fallait trouver une place de parking dans un quartier où il y avait bien sûr plus de voitures que d’emplacement de stationnement. Le gardien du parking tout proche de « Banana-plage » était un Ukrainien adepte de la Vodka, et il était parfois possible de rentrer sur le terrain dont il avait la garde en évitant de payer le forfait demandé. Toutefois, cet exploit ne fut réalisé que deux fois puisque mes heures de plage correspondaient plus à ses heures de sobriété qu’à celles d’un sommeil induit par le mauvais alcool. Depuis un moment déjà, on pouvait voir à côté des feux du trafic qui restaient plus longtemps au rouge, qu’au vert, des immigrés de l’ancienne URSS venu tenter leur chance dans le pays. Le choix pour eux était mince puisqu ’ils devenaient soit agent de sécurité, soit mafieux, soit gardiens de parking.
(Ils étaient des centaines, ils étaient des milliers)
Juin 2006
A quatre-vingt-dix-sept mètres de l’entrée de mon nouveau petit royaume du 52 rue Hakovshim, en face du marché Carmel, de ses melons et de ses fraises, se trouve « Banana-Plage », un large bout de sable accessible aux humains, y compris ceux qui croient à la nécessité d’y emmener un chien dont la mission sera bien évidemment de s’exonérer de solide comme de liquide à quelques mètres des chaises longues gérées par Shmuel, le « maître de plage ». Ce lieu béni, bien que bruyant, devient infréquentable entre le vendredi à quinze-heures zéro une, et jusqu’au dimanche soir (1) ; des centaines, non, des milliers de gens vont déferler sur la bande de sable depuis « ma » plage au sud, jusqu’à celle de la rue Gordon, plus au nord. Fréquenter cette plage pendant la période proscrite t’exposerait à regarder de dos tes voisins du rang devant toi, marcher dans les déjections variées artistiquement enrobées dans le sable, t’allonger sur des couches usagées, ou supporter pendant la journée complètes, par le biais d’un système d’annonces amplifiées, les instructions comminatoires en provenance du poste de secours depuis lequel de jeunes machistes règnent sur les nageurs comme sur les usagers des chaises longues venus pourtant cherche un eu de repos.
(Interdiction de se baigner : il y avait des milliers de nageurs...)
Largement au-dessus de cent décibels, les ordres du jour pleuvent par les haut-parleurs : « Mesdames et messieurs, il n’y a pas de maître-nageur en service et la baignade est donc interdite » …et bien sûr, les centaines de baigneurs sautant avec les vagues restent dans l’eau, hommes, femmes et enfants, qui sont venus pour se baigner et se foutent pas mal des ordres donnés par les agents municipaux qui ne souhaite bien-sûr que gâcher le plaisir de cette journée et demie de repos.
Du vendredi après-midi au dimanche à la mi-journée, je reste sur ma terrasse, au huitième étage, sur le toit du loft que j’occupe, jumelles rivées au yeux, pour regarder la plage totalement saturée, et pleinement mesurer ainsi la grande sagesse de ma décision : aller à la plage uniquement l’après-midi, du Lundi au Vendredi, quatorze-heures cinquante-neuf, pour éviter la catastrophe humanitaire que constitue cette « occupation » hebdomadaire par des habitants ou des visiteurs venus d’autres quartiers.
Alors que se bousculent sur le sable trois générations, je regarde la mer en buvant mon pastis. Au bout de « Banana-plage » se trouve un petit restaurant dont l’odieux propriétaire contrôle les opérations de son personnel du bout des yeux, tout en hurlant dans un téléphone portable. Pendant que les clients dégustent leur salade, le taulier passe ses commandes pour le lendemain, insulte des fournisseurs peu fiable, jure que c’est la dernière fois qu’il fait appel à eux, se réconcilie, et discute à voix haute les derniers résultats sportifs sans se préoccuper du mal être des clients soumis au bruit incessant de ses conversations. De temps en temps, l’individu s’assoit devant une table couverte de factures pour retrouver tel ou tel numéro de téléphone dont il a besoin, ne le trouve pas à cause de la pagaille et hurle de plus belle dans son portable à tel point que les clients doivent se lever, mettre les mains en porte-voix devant leur bouche et transmettre directement vers les cuisines les commandes dont ils ont besoin. Pour éviter de devoir subir les joutes verbales entre fournisseurs et propriétaire, je limite mes visites à cet établissement à mes besoins urgents (1 Shekel) et à ceux des enfants quand ils décident qu’ils ont impérativement envie d’une glace à la mangue ou d’une salade de pastèque accompagnée de féta, qui sera dévorée sur la plage en deux coups de fourchette par notre meute affamée.
Le temps passé sur Banana-plage n’a pas été inutile. Après de nombreuses expériences, des vérifications croisées, de nombreux sondages réalisés en n’ayant l’air de rien, je me suis aperçu que la vie sur la plage obéit à un certain nombre de règles qui s’appliquent en tout cas à la bande de sable séparant la ville de la mer.
(Shmuel : en fin de journée, il se posait pour réfléchir...)
Si dans le Judaïsme il existe des « mitzvoth » (2) positive et négative au nombre de 613 qui doivent être exécutées par les femmes et les hommes pieux, il existe également des règles négatives ou positives qui s’appliquent aux utilisateurs de la plage, que ceux-ci le veuillent, ou non. Peut-être serait-il intéressant que la liste de ces règles soit distribuée aux touristes par les hôteliers de « la Colline du Printemps » ?
1. Si l’on se place au plus proche de l’eau avec chaise longue, glacière, équipement de plage, il est positivement sûr qu’une famille viendra pique-niquer en s’installant encore plus près de l’eau, et que cette famille comportera entre sept et neuf membres.
2. La chaise longue en location et qui coûte cinq dollars la demi-journée aura au moins un de ses composants inutilisable et on se pincera le doigt en essayant de réparer ce siège.
3. Même en ayant secoué la serviette de plage pendant dix-sept minutes, la serviette contiendra encore du sable, et elle sera tâchée par des liquides suspects absorbés on ne sait comment.
4. Même si l’on installe une chaise-longue aussi loin que possible du poste de secours muni de haut-parleurs, d’autres haut-parleurs se trouveront nécessairement dans un rayon de dix-mètres autour de la chaise-longue
5. Le marchand de glace qui déambule sur la plage n’aura plus dans sa glacière de glace du goût demandé.
(Des hauts-parleur partout pour relayer les ordres des maîtres-nageurs...)
6. On assistera au moins une fois par jour à une dispute entre le loueur de chaise-longues et au moins un jeune qui refusera de payer en utilisant des arguments fallacieux
(Je n’ai pas d’argent, j’emmerde la municipalité, tu n’es qu’un voleur, retourne chez-toi sale Russe…) En général, la présence d’au moins un représentant de la police, appelé par radio, résoudra immédiatement le problème…sans que le loueur de chaise-longue ne soit toutefois payé, il ne détient probablement pas l’autorisation nécessaire à exercer son commerce.
7. Il y aura au moins une rencontre entre un baigneur et un chien pris en flagrant délit de vidange sur le sable, et ceci en dépit des instructions des employés municipaux qui précisent toutes les trente minutes que les chiens doivent être tenus en laisse. Dans certain cas, l’animal rencontré se sera soulagé sur une serviette de plage.
8. Si vous êtes assis à proximité d’un groupe de jeunes qui fument des pétards, aucun des dits-jeunes ne vous offrira un joint.
9. Au moment de remettre les vêtements, des pièces de monnaie tomberont dans le sol. Ces pièces ne pourront être retrouvées que par un individu louche muni d’un détecteur de métal et qui va ratisser la plage en fin de journée pour récupérer l’argent ainsi perdu.
10. Les balles en plastique noire des jeux de raquettes toucheront plus souvent les gens que les raquettes adverses.
( Poste de secours, en fin de journée, la plage est déjà presque vide)
La population de Banana-plage offre un échantillon complet de la population de Tel-Aviv. L’étude statistique réalisée sur plusieurs mois indiquent, au moins, la présence régulière sur la plage, des types d’individus ainsi identifiés :
- retraités lisant le journal Maariv
- couples de Russes en train de pratiquer une activité décrite par Masters et Johnson comme étant du « petting » ( bon , moi ça ne me choquait pas trop, mais pour les petits vieux, c'était autre chose)
- pères divorcés traînant des enfants réfractaires à la discipline
- enfants relativement indépendants versant de l’eau sur les restes d’une méduse en train de pourrir
- cougars marchant entre Banana-plage et la plage de Frishman, en espérant attirer le mâle en rut en laissant voir le plus possible.
Comme n’importe quelle plage dans le monde « normal », Banana-plage possède également ses « professionnels accros » qui débarquent dès les premiers rayons du soleil. Pour ceux-ci, ce n’est pas un lieu de repos, mais un lieu de travail.
Yossi et Eran, les deux employés municipaux qui font régner l’ordre sur ce petit monde, passent leurs journées à arpenter le sable pour montrer leurs muscles, et éventuellement le Browning Hi-Power qu’ils portent à la ceinture.
Il y a l’homme au chapeau vietnamien qui pousse sur le sable une bicyclette chargée de sacs contenant des bagels et des pains pitah, le masseur Russe avec son écriteau pendant autour de son cou, en recherche de victimes pour trente, quarante ou cinquante shekels, et son concurrent, le Coréen qui offre les mêmes services à la moitié du prix.
Il y a aussi « le recycleur » qui collecte, dans un grand sac en plastique, les cannettes en aluminium, et les convertit régulièrement en vodka de contrebande qu’il achètera à quelques dizaines de mètres, dans une des ruelles qui bordent le marché Carmel.
A Banana-plage, le jour s’achève comme partout. Alors que la vie se calme. Les ordres criés par les maîtres-nageurs manquent maintenant d’enthousiasme. Personne n’a d’ailleurs envie de croire que « la mer est dangereuse aujourd’hui » ou que « des pickpockets opèrent sur la plage, gardez un œil sur vos affaires ».
(La plage à "l'heure exquise": on pouvait laisser son esprit dériver...)
Les familles s’estompent, déjà absorbées par la nouvelle semaine qui commence demain matin tôt, en laissant derrière elles des verres en plastique, des déchets organiques de tout genre, alors que commence un deuxième cycle qui va durer deux heures, ces deux heures bénies pendant lesquelles la mer se prépare pour la nuit, et le soleil se glisse derrière l’horizon comme il le ferait à Nice ou à Newport Beach. C’est « l’heure exquise », le moment où je laisse flotter mon esprit au-delà de l’horizon, l’heure également pour Shmuel, le loueur de matelas, de se poser sur une de ses chaises longues, et de se dire que finalement, pour rien au monde, il n’échangerait sa place avec un autre.
A cent kilomètres, vers le sud, il y a d’autres plages, sans haut-parleurs, sans loueur de chaises-longues, et probablement sans vendeurs de glaces non-plus : Gaza
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U
(1) Le Shabbat commence le vendredi soir à la première étoile et se termine le samedi soir à la première étoile…mais à Tel-Aviv, il faut compter avec les nombreux expatriés dont le jour de congé est le dimanche, bénéficiant ainsi d’un « week-end » de deux jours puisque le samedi, l’activité économique en Israël est au point mort.
(2) Mitzvah (hébreu : מצווה ; pluriel, mitzvot) signifie prescription (de צוה, tzavah, « commander »). Il s'agit d'une occurrence particulière au judaïsme pour désigner soit les prescriptions ou commandements contenus dans la Torah, dont la tradition rabbinique estime le nombre à 613, soit la Loi juive elle-même