top of page

LES LATRINES DU "ROI EDOUARD"

Depuis très longtemps, j’aimais l’Angleterre.


J’avais même poussé mon intérêt pour la culture Anglaise jusqu’ à habiter dans le pays, pour en apprendre un peu plus encore sur le « Royaume Uni », ses fonctionnaires un peu « hors du temps », ses traditions, sa confiture d’orange amère, sa campagne, sa reine Victoria, sa reine Elisabeth, sa sauce à la menthe, ses soirées dans des "pub" dont j’adorais les noms : Le Joyeux Contribuable (Portsmouth), La Femme Tranquille (Earl Sterndale) ou Le Morse et le Charpentier (Londres).

(Le Morse et le Charpentier, un pub de Londres...)


Dans les années soixante, à l’époque où je désertais régulièrement les salles de classes, je ne me serais jamais douté que quelques années plus tard j’évoluerais dans un milieu professionnel anglo-saxon, et que l’anglais deviendrait ma seconde langue à défaut d’être la première. Mon intérêt pour l’anglais s’était développé dans la période suivant « mai 68 », ayant trouvé un premier travail comme « transfériste » pour une agence de voyage appartenant à l’important groupe Américain « Transamerica Corp » basé à San Francisco.


Je me souviens : c’était en 1982 ! Il y avait eu la « guerre des Malouines », les journaux étaient pleins de photos de soldats Britanniques débarquant d’un navire de guerre . Il y avait également la photo d’un bateau de la marine Argentine en train de couler, et qui se nommait le « Général Belgrano ».

Notre mission avait quelque chose à faire avec cette guerre qui avait duré d’avril à juin et s’était soldé par la « défaite » de l’Argentine. Une guerre de dix semaines au cœur de laquelle se trouvaient des petits territoires d’outre-mer Britanniques, les Iles Falkland, South Georgia et les Îles Sandwich du Sud, le tout situé dans l’Atlantique sud, et dont la « propriété » avait été revendiquée par le gouvernement Argentin, forçant ainsi l’Angleterre à intervenir pour protéger « son bien ».

(Personnel Militaire de la Royal Air Force)

( Brize Norton, une base de la RAF dans le centre de l'Angleterre)

Après la défaite de l’Argentine, la Grande-Bretagne avait décidé de faire parvenir au Chili un certain nombre d’avions de chasse de type « Hunter » en échange du soutien logistique exprimé par le Chili pendant le conflit des Malouines. Même si internet a une excellente mémoire, je n’ai pas pu trouver la date exacte de cette mission mais qu’importe…Je me rappelle encore parfaitement mon arrivée à la base aérienne de Brize Norton ! J’avais passé la nuit précédente dans un petit hôtel, le « Saxon Inn », l’auberge des Saxons, un endroit déjà bien connu pas très loin de l’Aéroport de Stansted et un véhicule était venu me chercher pour me déposer après deux longues heures sur la base de la Royal Air Force.

( Chasseur Hawker "Hunter" ...nous devions en charger six, entièrement démontés, et les déposer au Chili)


Nous avions été affrété pour transporter six appareils militaires jusqu’à Santiago du Chili, alors sous la botte de la junte du Général PINOCHET, soutenu par les Etats-Unis qui étaient partie prenante à l’époque de l’« Opération Condor », vaste programme d’assassinats des opposants politiques en Amérique Latine.

En dehors de nombreux films que j’avais vu au cinéma ou à la télévision, et dans lesquels les héros étaient des aviateurs Anglais, je n’avais jamais été en présence de personnel de la R.A.F en chair et en os. Cette mission était donc l’occasion idéale pour découvrir un « nouveau monde ».


Juillet 1982 ?


Les six chasseurs ont été démontés. Les ailes, les fuselages, les empennages, tout a été placé et solidement arrimé sur des berceaux en bois pour faciliter le transport des appareils et optimiser le chargement. En plus des avions eux-mêmes, il y a une grande quantité de caisses de pièces détachées y compris des lots d’instruments de bord. Le tout doit pouvoir rentrer dans l’avion puis être arrimé « au bon endroit ». Cela fait seulement un peu plus de deux ans que je suis chez Flying Tigers. J’ai été « absorbé » avec le personnel de Seaboard World Airlines. Heureusement, j’ai déjà eu sept années pour apprendre les ficelles du métier et le B 747 Cargo n’a plus de secrets pour moi. Il faut s’assurer que l’avion est chargé de façon à minimiser le temps de déchargement. A l’arrivée à Santiago, des militaires Chiliens viendront prendre en charge la cargaison et remonteront les avions avec l’aide de mécaniciens. La Royal Air Force à mis à ma disposition un Sergent en « complet état de marche » avec moustache en guidon de vélo, trois barrettes sur le bras droit, et un joli calot bleu marine.

(Les cigares du Roi Edouard)


Ce brave militaire supervise l’opération pour le compte de la RAF. Dans une des poches de poitrine de son uniforme, il a glissé une boite en carton contenant cinq cigares « King Edward ». J’ai arrêté de fumer il y a déjà six mois, mais je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil rapide sur cette petite boite. Je distingue même le dessin qui en orne le devant : le Roi Edouard VII en chemise blanche, nœud papillon blanc et redingote portant en collier une sorte de croix. Les minutes passent et en dépit de la complexité du chargement, des volumes inhabituels, des grandes longueurs, j’arrive à effectuer un devis de masse et centrage « composite » tout à fait honorable (1).

Très fier de moi, je monte « à l’étage » en utilisant l’échelle qui relie l’« upper-deck » au pont « cargo » pour présenter mon travail à l’équipage et permettre alors de finaliser les vérifications pré-vol.

« Voilà le travail, commandant ! Le chargement est arrimé, les sangles ont été vérifiées et j’ai reçu les documents cargo de la part de la RAF. Nous sommes prêts à partir dès que vous le déciderez »



Le commandant se retourne vers moi et me demande :

« Frenchie (2), les passagers sont-ils à bord ? »

Je suis surpris…Il n’y a aucuns passagers prévus inscrits sur le « charter-briefing » (3)

Le commandant continue… « on m’a demandé par radio d’attendre des passagers… »

Je rejoins tout de suite mon « sergent King Edward » pour lui demander des explications.


« Ah, oui…en effet, en effet…ces passagers devraient déjà être à bord…je vais me renseigner.

Nos B747-200 sont équipés de sièges sur le pont supérieur, utilisés en temps normal par du personnel de la compagnie qui se déplace pour des raisons professionnelles ou privées. Il y a longtemps, à l’époque de Seaboard World Airlines, un service existait pour les militaires entre les Etats-Unis et l’Europe. Un contrat avec le Département de la Défense (DOD) prévoyait la mise à disposition des sièges passagers dans le cadre d’une prestation pompeusement nommée « Captain’s Deck ». Une hôtesse de l’air présente pendant le voyage s’occupait des passagers qui voyageaient « avec nous ».


Alors que je termine ma conversation avec mon « Roi Edouard » j’entends une bousculade sur l’escalier de bord et je vois passer devant moi une bonne douzaine d’athlètes vêtus de noir.

« Qui sont ces hommes ? »

« Quelque chose à faire avec la mission » répond le sergent, un peu embarrassé… « je ne peux rien dire à ce sujet » …

L’apparence militaire de ces passagers d’un genre spécial ne fait aucun doute. J’ai déjà vu au hasard de mes déplacements, des profils de ce genre, trahis par la coupe de cheveu et la largeur des épaules.

« Et pour les repas ? je n’ai rien de prévu en dehors des plateaux pour l’équipage… »


« Pas d’inquiétude. Ils sortent du mess…Ils pourront attendre Santiago pour y prendre le petit déjeuner. Ces types-là dorment n’importe où, ils n’auront pas faim, je suis sûr que juste après le décollage, ils s’endormiront comme des bébés »


Le réflexe me vient de vérifier l’état des toilettes et l’odeur qui y règne me laisse à penser qu’elles n’ont pas été vidées depuis un bon moment, en dépit des demandes répétitives notées sur le « log-book » (4) Une poussée sur le déclencheur de la chasse n’a aucun effet sur le mécanisme. Non seulement les toilettes sont pleines, mais il est impossible de les utiliser, sauf à vider après chaque passage une ou deux bouteilles d’eau minérale que nous transportons toujours à bord, au cas où.

« Il faut vider et nettoyer le tout avant de partir, il y aura en tout dix-sept personnes dans l’avion, ce n’est pas très sympa pour l’équipage… »


( De quoi fabriquer des toilettes....c'était l'idée générale, non ?)


Le sergent se gratte le haut du crâne et, en s’excusant, m’explique que le matériel utilisé par la Royal Air Force n’est pas compatible avec un appareil commercial comme le nôtre.


Cette situation un peu particulière risque de nous mettre en retard. Le commandant de bord, un peu à cheval sur le confort en vol, demande, puis exige, de trouver une solution…

« Les toilettes sont réservée à l’équipage » me dit-il … « débrouillez-toi pour me trouver une autre solution… »

Je sais que des négociations tendues entre la direction et le syndicat des pilotes prennent en ce moment place, et que ce n’est pas le bon jour pour demander à l’équipage de faire l’impasse sur ce problème imprévu…


« Vous auriez dû prévoir » me dit le sergent…

« Vous auriez dû me dire qu’il y aurait des passagers, et on aurait prévu...!"


Sur les aéroports internationaux habitués à recevoir en transit des avions modernes de toutes tailles ; il existe un matériel standard permettant de fournir aux différentes compagnies aériennes un service de vidange et de réapprovisionnement en liquide chimique. Ici à Brize Norton, il est impossible de vider les toilettes d’un B.747 pleines jusqu’à la limite « supérieure ». Si je ne limite pas l’utilisation et qu’il y a des turbulences pendant le vol, cela risque d’être joyeux…


Devant mon embarras visible, et pour évacuer la tension qui règne maintenant sur le pont supérieur, le sergent se tourne vers moi en me disant :

« Ça y est ! j’ai trouvé une idée »

Et il quitte rapidement le pont…


L’heure tourne…nous avons un horaire à respecter et ce vol est plus important même qu’un vol commercial normal. Je ne me vois pas contacter Los Angeles pour indiquer que nous sommes bloqués sur une base de la Royal Air Force pour une question de toilettes pleines.


Vingt-trois minutes avant l’heure de départ prévue, « King Edouard » et deux « Lead Aircraft Man » arrivent à bord. Le sergent tient dans ses mains une lunette de toilettes, ses deux collègues portent un fut de deux cent litres en métal, doublé de larges sacs plastiques de plusieurs microns d’épaisseurs.

« J’ai emprunté le siège au mess des officiers…ils passent beaucoup trop de temps à bouquiner là-dedans… »


Le fut de deux cent litres est installé sur le pont cargo, arrimé avec des sangles à tendeur, juste sous l’échelle, pour permettre aux utilisateurs, au moment choisi, de se tenir à quelque chose de solide, une fois perchés à une mètre quarante au-dessus du sol.

Sur l’ouverture du fut, deux planches ont été, elles aussi, fixées puis en dernier, la lunette des toilettes improvisée a été attachée avec des petits tendeurs à câble d’acier « empruntés » à un C-130 parqué pas loin de nous.


Il ne reste plus qu’ à espérer que la réputation de grande forme physique des hommes du SAS que nous transportons, ne soit pas usurpée et que lors de l’atterrissage à Santiago, le freinage ne soit pas excessif…sinon, il y aura du nettoyage à faire, pas seulement du balayage.


© 2017 Sylvain Ubersfeld pour HIstoires d'U et Commercial Air Transport

(1) un devis de masse et centrage réalisé en calculant manuellement le répartition des charges sur les différentes zone du pont cargo

(2) surnom que les équipages de Seaboard, Flying Tigers, et Fedex m’avaient donné ( Le Français..)

(3) document regroupant les informations et consignes nécessaires à la réalisation d’une mission « charter »

(4) registre de bord comportant la liste des opérations de maintenance ou de service, demandées et réalisés sur un avion, en ligne ou lors de révisions programmées. Certaines de ces opérations pouvaient être « repoussées » (deferred), d’autres devaient absolument être réalisaient immédiatement sous peine de bloquer l’appareil au sol.


bottom of page