Depuis toujours, la relation entre les Etats-Unis et la Chine avait été une affaire bien compliquée à suivre. A l’époque du premier ministre Zhao Zyiang, la République Populaire de Chine émergeait lentement pour devenir une grande puissance économique comme politique, pourtant, en 1985, la Chine que nous connaissions n’avait encore rien à voir avec ce qu’elle allait devenir aujourd’hui. Les premiers bâtiments modernes n’étaient pas encore sortis du sol et le pays tout entier restait encore enfermé autant dans des traditions séculaires que dans la camisole d’une administration « post-Mao » complexe et dictatoriale.
(Le petit livre rouge dont nous avions "tous" une version en Français en 1968...)
(Logo de l'Aviation Civile de la République Populaire de Chine)
(Pilotes de l'AVG-American Volunteer Group)
A peine neuf ans après la disparition du « Grand Timonier », le pays restait à moitié endormi, essayant de trouver un compromis entre l’économie socialiste et une forme de « capitalisme acceptable », seul recours possible pour permettre à la population Chinoise d’améliorer son niveau de vie. Trente et un ans plus tard, nous savons tous ce à quoi ressemble l’Empire du Milieu avec ses deux millions trois-cent-soixante-dix-huit mille « millionnaires recensés en 2013, ce qui n’est pas rien quand on considère qu’en 1938, le « Président Mao », dans ses principes, écrivait : « Jamais et dans aucune circonstance un communiste ne devrait faire passer ses propres intérêts en premier » (Octobre 1938, Travaux Choisis, Volume II, page 198).
(Liaisons aériennes entre Pyongyang et Pékin: technologie soviétique pour pilotes Nord-Coréens)
(Pékin: les années 80...)
(Une rareté: la télévision: passant regardant un match de sport..)
En 1985, les changements en République Populaire de Chine étaient pourtant bien sur les rails et les souvenirs de la « révolution culturelle » tous rangés sur les étagères de l’Histoire. Les « Tigres Volants » revenaient en Chine avec des avions cargos modernes. A la fin des années quatre-vingt, Flying Tigers opérait des vols réguliers vers six continents et desservait 58 pays, dépassant le « record » de Pan American après avoir absorbé on Octobre 1980 sa compagnie rivale : Seaboard World Airlines.
Flying Tigers opérait également des vols « charters » sous contrat militaire, et utilisait ses DC-8 entre les bases aériennes de Travis, en Californie et celles du Japon, suivi bientôt par des vols avec un B-747 passagers reliant la base de Clark dans les Philippines avec Saint Louis via le Japon, l’Alaska, et Los Angeles. Les vols « anonymes » réalisés pour les militaires n’étaient pas rares au vu du passé historique de la compagnie ayant précédé la création de Flying Tigers puisque le Civil Air Transport (1) avait été formé juste après la guerre par des anciens de l’American Volunteer Group du General Claire Lee CHENNAULT. Grâce à ces liens historiques avec l’Asie, Flying Tigers (Flying Tiger Line) commença à explorer la possibilité d’effectuer des vols charters entre les Etats-Unis, l’Europe et la République Populaire de Chine.
(Claire Lee Chennault : Le Tigre Volant...)
Nous pouvions transporter en fait tout ce qui pouvait être chargé à bord d’un B747, et à cause de la distance et des poids embarqués, c’était le plus souvent le modèle B747-200 qui était choisi pour opérer vers la Chine. Le siège de Flying Tigers au 7401 World Way West, sur l’aéroport de Los Angeles, avait terminé les travaux d’approche auprès de la CAAC, l’aviation civile Chinoise, équivalent du FAA ou de la DGAC et en 1985, mon premier vol vers Pékin ouvrit une longue période de vols vers l’Empire du Milieu, allant livrer du bétail à Harbin, ou des canons anti-aérien dans la capitale, me permettant ainsi de me familiariser avec l’histoire et la culture de « l’empire céleste ».
31 ans après mes « aventures aériennes », il est difficile de me rappeler lequel fut mon premier vol vers « Zhongguo » (2), mais je me souviens clairement du premier diner officiel auquel personne n’avait pu déroger au risque de blesser mortellement l’honneur de nos hôtes. Dix-sept ans avant ce repas, plongé dans la lecture parfois indigeste du « petit livre Rouge » généreusement distribué par le mouvement politique de la « Gauche Prolétarienne », je me demandais si j’aurais un jour la possibilité de visite le pays. Ce soir-là, j’étais assis autour d’une immense table circulaire autour de laquelle avaient pris place les autorités de l’aviation civile Chinoise et l’état-major de Flying Tigers, juste débarqué d’un vol en provenance de Los Angeles. Notre première mission : livrer à Pékin 237 génisses (Heifer) en provenance du Danemark.
Si dans un aéroport Européen la même opération aurait pris deux heures, le déchargement des bêtes en avait pris sept, à cause du manque d’équipement adapté.
Il avait alors fallu faire preuve de créativité comme de patience ! La langue était un barrage infranchissable, alors nous avions recours au langage des signes, et si cela ne suffisait pas, à celui du dessin. A l’aide pictogramme improvisés et simples, nous devions expliquer aux personnels de l’aéroport ce qui était attendu d’eux. Je me souviens d’un jour, quand ayant exprimé en mimant avec les mains et la bouche, le souhait de pouvoir nettoyer le pont avec un aspirateur pour le débarrasser des débris des sciure de bois qui jonchaient le sol, un chef d’équipe se jeta sur moi, persuadé que je lui avais proposé des « faveurs sexuelles » proche de la fellation. Certains gestes ou mimiques n’avaient pas la même signification en Chine que « chez nous ». Il avait donc fallu utiliser le fameux carnet de croquis pour y dessiner une séquence de nettoyage minimaliste incluant le schémas d’un aspirateur de gros modèle et les dessins représentant serpillères, seaux et produits chimiques…
Dans mon indiscipline permanente et maladive, j’avais tel autre jour, proposé à un fonctionnaire de me prêter sa casquette, dont j’avais copieusement frotté l’intérieur avec du papier carbone bleu. Le couvre-chef une fois restitué au fonctionnaire, la transpiration aidant, de petites trainées de couleur s’étaient mises à couler le long de son front, le tout pour la plus grande hilarité de tout le monde et à la grande surprise du légitime propriétaire.
L’« Airport Hôtel » de Pékin était une étrange bâtisse d’une autre époque. Il était réservé aux voyageurs internationaux et l’ambiance qui y régnait était bien loin de celle d’un « cinq étoiles » à laquelle nous étions plus habitués. Pas de musique d’ambiance, pas de personnel d’étage, cet établissement ressemblait plus à un compromis entre un sanatorium et une auberge de jeunesse pour « pionniers », qu’à un véritable hôtel. Le soir, après comptage des « étrangers résidants », les portes du bâtiment étaient fermées avec des chaines en acier : nous étions prisonniers. L’hôtel sentait les temps anciens, la naphtaline, la bureaucratie et la cuisine chinoise, ce qui finalement n’était pas si mal. Après une vacation de trente-six heures, nous étions tous affamés et assoiffés. Aussi loin que possible du « Chinatown » de San Francisco, nous prenions le temps de déguster nos bières « TsingTao », version export, servies dans des bouteilles de cinquante centilitres.
Se rafraîchir à la bière Chinoise était le garant d’une bonne nuit.
(Une bière chinoise: la garantie d'une bonne nuit de sommeil à "L'Airport Hotel")
(Table servie pour un "vrai" repas Chinois)
Les vaches élevées au Danemark et aux Pays-Bas étant devenues très populaire dans un pays en grande demande de produits laitiers, le nombre de vols vers la Chine avait augmenté. Il n’était pas rare de se poser à Harbin, dans le Nord-Est de la Chine, pour y décharger du bétail. Dans cette province de Chine, aux températures très rigoureuse de novembre à avril, les panneaux indicateurs étaient en Chinois et en Cyrillique. En hivers, des concours de statues ou monuments de glace y étaient régulièrement organisés. Sur l’aéroport sous-équipé, il n’y avait pas de groupe électrogène pour nos B-747, alors le choix se limitait parfois à garder un moteur tournant au ralenti pendant la durée de notre transit afin de pouvoir maintenir la présence de l’alimentation électrique sur l’avion. Le nettoyage des équipements de transports ayant servi au bétail, se faisait directement sur le sol à côté de l’avion. De grandes bassines d’eau bouillante, chauffées sur des braséros, étaient déversées sur les palettes avion en aluminium, et en un instant, le 747 était entouré d’une épaisse vapeur.
Le nom de la ville de Harbin dérive d’un mot Manchu voulant dire « l’endroit où l’on fait sécher les filets de pêche ».
Situé sur la rivière Songhua, la ville avait connu son essor à partir de l’arrivée de la ligne de chemin de fer et de celle des réfugiés de l’Empire de Russie fuyant la révolution bolchévique de 1917.
Dans les années 1920, Harbin était considérée comme la capitale de la mode en Chine, avant même que les modèles de robes ou de costumes n’atteignent la ville de Shanghai, pourtant pleinement « internationale ». En se promenant en ville, il était parfois difficile de savoir si l’on était en Chine ou bien en Russie.
(Pilotes Nord-Coréens: on les voyait souvent à Pékin! Ils n'avaient aucun sens de l'humour, surtout le mien..)
(Le Grand Timonier, un regard confiant dans l'avenir de la Chine.Finalement, il n'avais pas tout à fait tort...)
Pour se rendre à Harbin, il fallait en premier se poser à Pékin ! Les systèmes de radionavigation dans l’Empire du Milieu étaient bien loin des performances techniques de ceux de l’occident et voler en dehors de routes « connues » pouvait se révéler difficile et hasardeux. Alors Flying Tigers avait accepté la proposition « imposée » par l’aviation civile Chinoise : prendre à son bord sur le trajet entre Pékin et Harbin, un navigateur Chinois parlant l’Anglais, muni de cartes aériennes d’un autre temps, qui aidait l’équipage à déchiffrer les messages radios parfois incompréhensibles en provenance du contrôle aérien le long du parcours. Le navigateur, portant régulièrement un blouson de pilote en cuir façon « deuxième guerre mondiale » était plus habitué au minimalisme des avions soviétiques qu’à la complexité des appareils de bord d’un avion occidental moderne comportant un système de transmission permettant de joindre l’autre bout du monde en quelques secondes via la radio HF de l’appareil. Ce qui le surprenait le plus était que Boeing ait prévu dans le cockpit une petite ouverture permettant d’y glisser un sextant afin de naviguer « aux étoiles ».
Bien sûr, nous aurions pu naviguer tout seuls, la majorité de nos pilotes, anciens des forces militaires, avaient tous les talents voulus pour ne pas se perdre, mais, étant une compagnie américaine de réputation mondiale, nous avions décidé de jouer le jeu. Une fois débarqué à Harbin, le navigateur reprenait un vol commercial pour rejoindre la capitale.
(Pilote de chasse de l'Air Force de l'Empire du Milieu)
Pour moi, les années quatre-vingt étaient dures à vivre et le corps avait du mal à suivre le rythme imposé. Lundi, Mardi à Pékin, Jeudi matin tôt, à Kano ou Lagos, samedi et dimanche à Varsovie, il semblait exister une règle non-écrite au sein de la division « charter » : travailler dur, mais s’amuser dur également…alors je faisais les deux, ne manquant jamais les occasions de détente aux delà de toutes limites possibles.
Certains de nos vols pouvaient également parfois créer des situations tendues. Une de nos missions avait été de transporter entre Zurich et Pékin un chargement de canons anti-aériens 35 mm, fabriqués par la firme Suisse Oerlikon. Pour une raison inconnue, un problème été survenu au moment de l’obtention des droits de survol de l’Arabie Saoudite et nous avions été forcé de nous poser à Amman, accompagnés par des avions de chasse. Assignés à résidence dans un hôtel proche de l’aéroport, nous avions été « tiré d’affaire » grâce à l’intervention de l’Ambassade Américaine en Jordanie et étions arrivés à Pékin avec plus de douze heures de retard. En arrivant à Pékin, un grand nombre de militaires des trois armes était montés à bord pour admirer les « échantillons » que nous avions embarqué en Suisse.
( Avant le départ du Danemark, en route pour Pékin, 273 génisses dans un B 747-200)
En 1985, cent-quarante-quatre ans après le début de mandat des Britanniques, l’administration Anglaise du territoire avait laissé ses marques sur Hong-Kong et, de la même façon que les autorités du Royaume-Uni tremblaient à Stansted ou Heathrow, à l’idée que la rage puisse faire irruption dans le pays, celles de Hong-Kong insistaient pour que les vols cargos transitant soient entièrement « clean » de toutes stigmates laissées par un précédent transport animalier. Malheur à celui qui n’aurait pas prise le temps de nettoyer son 747 ou son DC-8, d’aspirer autant que faire se pouvait les « seat tracks » ayant servi de point d’arrimage aux sangles utilisées, d’enlever lors de l’escale précédentes les poubelles contenant des restes alimentaires d’origine « Chinoises et Républicaines », une forte amende les dissuaderait de recommencer.
(Ailes d'uniforme Flying Tigers frappées du "nouveau" logo représentant une tête de tigre et non plus une roue fléchée)
( l'Airport Hotel...on y allait à pieds directement depuis l'avion... on choisissait des chambres en rez-de- chaussée pour pouvoir " faire le mur" la nuit...)
Alors nous prenions le temps de « faire comme il fallait » en risquant de dépasser la limite horaire de travail des équipages. C’était le moment des « négociations » avec les navigants pour ajouter soixante ou quatre-vingt-dix minutes de « duty-time » à leur journée déjà bien longue.
Il n’y avait pas de règles précises. La plupart du temps, nos pilotes savaient qu’ils gagneraient un bon repas dans un restaurant flottant de la baie de Kowloon et ils nous aidaient volontiers en fermant les yeux sur le règlement pendant que, munis des outils et instruments nécessaires à la remise en état de propreté de l’avion, nous traquions la sciure de bois et les morceaux d’isorel absorbant dans chaque recoin du pont supérieur.
Dépasser le « duty-time » était de toute façon une meilleure option que devoir passer une nuit de plus à « L’Airport Hôtel »
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Commercial Air Transport et Histoires d’U.
(1) Civil Air Transport (CAT) était une "compagnie aérienne" crée par Claire Lee Chennault, juste après la guerre, avec des « anciens » de l’American Volunteer Group. CAT réalisait beaucoup d’opération au profil « inhabituel » dont des vols pour le compte de la CIA. CAT fut par la suite absorbé par Air America, alors qu’émergeait la compagnie Flying Tiger Line
(2) L’un des noms donné également à la Chine
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