La musique à Chinky Beach m’emmerde !
Je dois m’échapper de la surpopulation hebdomadaire de la plage en bas de chez moi. Marre de voir des mères de famille sans éducation enterrer dans le sable les couches souillées de leurs bambins, marre de devoir forcer le passage dans la foule qui marche le long du « Taielet » de Tel-Aviv (1).
Mon oxygène à moi, ce sont les hauteurs du Golan, cette zone magique où les grands espaces te font presque oublier la petitesse d’Israël. Je n’ai jamais su pourquoi mon cœur battait plus vite quand je passais dans ce coin, quand je commençais à monter en voiture vers les hauteurs de Neve Ativ, à quelques jets de pierre de la frontière Syrienne.
(Eoliennes sur la plateau du Golan. Deux "bunkers" datant des combats avec la Syrie)
On pourrait presque se croire dans une plaine immense quelque part en Europe, et c’est peut-être pour cela que j’aime cet endroit atypique, loin des barbus de tout poil qui te vendent de l’Eternel comme on vendrait des cônes glacés sur la plage devant le Hilton.
Passer à Tibériade…aller plus loin, toujours plus loin vers le Nord jusqu’à toucher du bout des roues les frontières avec le Liban et le pays de la famille Assad, dictateurs de père en fils. J’ai laissé derrière moi les cars de touristes en quête de baptême dans le Jourdain, les monastères du Mont Thabor, les croix, les synagogues, les miraculés, les fanatiques,les obsédés du petit Jésus, les résurrecteurs de Lazare et Marie-Madeleine, femme d'affaire et féministe avant toutes les autres, et j’ai commencé à monter, monter, monter, jusqu'àce que j’arrive à l’immensité des champs du Golan avec comme points de repères les restes de combats passés, et comme viatique l’incroyable silence seulement troublé de temps en temps par le bruit du vent qui souffle et fait tourner les pales des éoliennes.
De la même façon que l’Hébreu est entré dans ma tête de façon presque insidieuse, j’ai été gagné petit à petit par ce territoire magique maintenant rempli d’une belle quiétude alors qu’il y a encore peu de temps, la parole était donnée aux armes.
De la chaleur de Tibériade, tu passes à la fraîcheur du Golan, en quelques kilomètres, tu changes de monde. Il y a le monde « d’en bas » et celui « d’en haut » où l’on cultive des pommes et où l’on presse le raisin.
(Le Chaudron de la Sorcière à Nimrod. Le 12 Juillet, nous étions presque les seuls clients..sans comprendre pourquoi.)
C’est dans un « Zimmer » (2) que je vais respirer le temps d’une fin de semaine. Un petit coin perdu pas très loin de Majdal Shams qui jouxte la frontière avec « Surriyah », la Syrie.
J’aime bien les Druzes qui habitent dans cette région : des hommes à part suspendus dans le temps. La doctrine développée par les Druzes est un dérivé de l’ismaélisme. Officiellement nommée Din al-Tawhid (religion de l'unité divine), elle constitue une synthèse de divers courants religieux et intellectuels. Elle contient à la fois des éléments issus du mysticisme musulman et de la pensée coranique, mais également des éléments issus de religions perses et indiennes, du néoplatonisme, du gnosticisme et du messianisme. La discipline religieuse druze constitue un courant monothéiste par excellence et insiste sur « l’unité absolue de Dieu. »
Il n’y a ni liturgie, ni lieux de culte dans la religion druze. La doctrine des Druzes est secrète et n’est révélée aux fidèles qu’après divers degrés d’initiation (d’aucuns affirment que les Druzes répandent cette idée afin de dissuader les gens de les questionner sur leur religion), elle s’appuie sur la croyance en la métempsycose, ce « passage de l’âme, après la mort, dans un autre corps qui sera animé à son tour…
(Un minaret sur le plateau du Golan.. Les combats ont laissé des traces)
Et si après la mort « l’esprit de nous » repartait dans une autre vie ? Encore une question à laquelle je n’aurai pas de réponse alors que je suis sur la terre des miracles, la terre de l’histoire d’où tout le monde vient, tous descendants parait-il d’Adam et de Hava..
Depuis longtemps déjà, j’ai laissé derrière moi la politique aux politiciens, et la religion aux rabbins, pasteurs, moines, immams…aux Mormons, aux Antoinismes, aux Amish, et j’ai gardé dans ce coin du monde celle de l’Arak et du café à la cardamome.
J’aime bien les yeux des druzes, qui signalent souvent leur différence d’avec « les autres » et dans ce mois de Juillet, beaucoup d’entre eux sont affairés aux cultures.
La pente est rude vers Neve Ativ. Je sais que la région abrite de nombreuses installations militaires, mais en Israël, c’est chose courante de découvrir au détour d’une colline, à la croisée de deux routes, derrière une montagne, une division de blindé lavant son linge, ou une colonie de fantassins se reposant au soleil en attendant d’improbables mouvements militaires de la part de voisins turbulents.
Pour moi, les explosions entendues en montant vers Neve Ativ ne pouvaient être que des pétards agricoles pour empêcher les oiseaux de picorer dans les récoltes.
Sage précaution…
( Terrain miné sur la frontière Syrienne: il valait mieux ne pas sortir des sentiers battus sur lesquels patrouillaient des Druzes)
Sur la droite, des petits drapeaux triangulaires noir et rouge signalent la présence d’un de ces nombreux rassemblements de militaires. Des réservistes ? des conscrits ?
« C’est quoi ces explosions le long de la route ? » demande mon épouse
« Ne t’inquiète pas…c’est juste des trucs pour faire peur aux piaf » ….
(Le Golan...)
Petits châlets en bois, un bon lit, la télévision, une salle de restauration commune, du temps pour nous. J’ai éteint mon téléphone. Pour ce week-end, le Golan est ma maison, les montagnes près de Nimrod sont mon refuge.
A mille cent quinze mètres d’altitude, bien loin de l’aéroport de Ben Gourion, le petit restaurant du Chaudron de la Sorcière domine le monde. Pas loin de là, la forteresse bâtie par le neveu de Saladin, monte la garde du haut de son tas de pierre. Il en faut si peu pour me renvoyer aux images de croisés en route vers Jérusalem, vers ce "royaume du ciel", avec en toile de fond mes livres d'histoire de la Communale.
Il y a peu de monde dans ce restaurant mais cela ne change pas le goût du vin et peut être y-a-t-il un bon programme à la télévision, ce qui expliquerait que l'établissement soit déserté?
Suis je bête...on est Mercredi, les Israéliens sortent plutôt en fin de semaine, comme tout le monde fait dans le reste du monde...
(Pres de Majdal Shams et de Neve Ativ, non loin du Mont Hermon)
Le « Gamla » (3) a fait son effet, les lumières lointaines de Tibériade me confortent dans ma décision de m’être pour une fois éloigné de la «Colline du Printemps» (4) en laissant le commandement à mon adjoint. Le retour vers le petit chalet de bois est euphorique, et dans cette chambre numéro 13, à quelques centaines de mètres de «Louban »,(**) le monde de l’encens ou de celui de la neige, qui recouvre régulièrement les montagnes Libanaises, un bon lit n'attend que nous...
Dans la nuit de Neve Ativ, on peut entendre des explosions, de plus en plus d'explosions.
« C’est quoi ces explosions ? » demande mon épouse…
« Ce sont des artilleurs Israéliens qui s’entraînent à tirer de nuit, ne t’inquiète pas…
« Mais pourquoi sont-ils toujours en train de tirer ? »
« Ils s’entraînent de jour comme de nuit,.ils doivent tous savoir utiliser les canons » …
(La forteresse de Nimrod, bâtie par le neveu de Saladin)
Sur l’écran de la télévision, Lino Ventura et Jean Gabin s’affrontent dans le « Clan des Siciliens ». En un instant, je suis à Paris, le long du Canal Saint-Martin, m’approchant de la société de jeux dirigée par Vittorio Manalese, où se cache le hors la loi évadé Roger Sartet…Curieuse impression d’ubiquité, je suis dans un lit dans le nord d’Israël, et piéton à Paris où se trouvent mes racines éternelles. Depuis plusieurs années, je suis dans un voyage continu, à travers le monde, et un « cordon d’argent » me relie toujours à la « mère patrie », qui n’est pas du tout ma mère, et de moins en moins ma patrie.
Les explosions semblent maintenant plus proches et leur fréquence plus rapide.
« Quels cons, ces artilleurs ! faire chier le monde un mercredi soir ! Ils ne pourraient pas jouer aux cartes comme tout le monde ou faire une partie de SheshBesh (*) ? »
(Au delà de ce petit poste, c'est la Syrie...)
TV5 Monde vient de finir ses programmes ! Vittorio Manalese a été emballé avec délicatesse par le commissaire Le Goff. Il est temps de s’endormir et de laisser le monde tourner tout seul pour quelques heures.
Les Israéliens font le matin un copieux petit déjeuner ! Les artilleurs ont déjà commencé leur journée d’entraînement, mais en dépit du bruit ambient, je ne vais pas louper le premier repas dans la salle de restaurant déserte…
« Pourquoi n’êtes-vous pas dans les abris ? » nous demande en Anglais un agent de sécurité en chemisette noire à manche courtes (5) « vous auriez dû vous abriter depuis la nuit dernière… »
S’abriter de quoi ?
(Nahariya, le 13 juillet 2006, en ville)
Dans la salle du restaurant, vide de ses hôtes, sans doute partis en excursion pour la journée, une télévision affiche des images étranges de fumée noire flottant au-dessus d’une ville Israélienne. Je reconnais Nahariyya…j’y ai mes habitudes, dans un petit restaurant au bord de la mer, ou j’aime bien boire une anisette en regardant le soleil se coucher. A chaque repas devant la mer, lors d’une évasion de mon quotidien, je me suis construit un nouveau monde dans lequel je serais simple plagiste dans la journée, et fumeur de cigares le soir…
Pendant ce temps-là, les Katioushot (6) continuent de pleuvoir sur la frontière, et il faut évacuer rapidement la région, passer au travers des bombardements, éviter les véhicules détruits, contourner les barrages routiers, s'écarter des ambulances de la croix-rouge qui montent vers le nord, faire la queue pour prendre de l’essence, rejoindre vite l’appartement de Tel-Aviv. Mon téléphone, remis en route, sonne. C’est le siège de la compagnie qui m’appelle pour me dire qu’en cas d’urgence, un plan d’évacuation vers Chypre a été préparé pour ma famille et moi-même.
(Le Lac de Tibériade vu du "Mont des Béatitudes", un point de passage obligé pour les Chrétiens en "Terre Sainte")
Ma radio de bord, calée par défaut sur « Kol Ha Musica » (***) diffuse les variations « Goldberg » par Glenn Gould. Partout où je vais dans le monde, je cherche cette musique intemporelle qui apaise l’esprit, tempère l’humeur et oblitère les difficultés. Je laisse Bach, Chausson, et Satie me rappeler mon enfance, je laisse Chopin, Liszt et Granados me faire souvenir de ma jeunesse, je laisse Isaac Albeniz me ramener au 52, Rue Hakovshim, dans le sud de Tel-Aviv.
Dans le sens opposé, des convois de véhicules militaires se hâtent vers la frontière avec le Liban. Mon petit restaurant de Nahariya survivra-t-il ?
Alors que les équipages de tanks Merkava, Centurion, ou M60 A, se débattent avec des problèmes de logistique et de fréquences radio incorrectes, le jour commence à tomber sur Tel-Aviv…
Mais les plages sont pleines, le restaurant « Susanna » à côté du centre Simone Dellal n’a jamais aussi bien fonctionné et au marché Carmel, le vendeur d’Olives et d’épices continue à servir ses clients impatients. Mis à part les hélicoptères qui font des allers-et-retours au-dessus du bord de la côte, rien ne semble indiquer que la vie ait changé…
Pourtant, ce 12 juillet, la deuxième guerre du Liban vient de commencer…
(Les bannières des organisations AMAL et HEZBOLLAH, toutes deux parties prenantes dans le deuxième guerre du Liban
(1) La promenade le long de la mer à Tel Aviv. Il y a d’un côté les hôtels, de l’autre, la mer
(2) Chambre d’hôtes ou petit complexe hôtelier indépendant
(3) Vin de la région du Golan
(4) Colline du Printemps ….traduction de l’appellation en Hébreu de « Tel-Aviv »
(5) Les agents de sécurité, d’etat ou privé, se reconnaissent souvent au fait qu’ils portent une chemisette à manches courtes de couleur noire, passée éventuellement sur une autre chemise. Le bas de la chemise est laissé libre « hors pantalon » pour ne pas entraver la possible sortie d’une arme portée à la ceinture.
(6) Pluriel « adapté » du mot « Katiousha » . Katioucha (en russe : Катюша), est le surnom donné par les Soviétiques à un lance-roquettes multiple de la Seconde Guerre mondiale. L’expression générique est restée dans l’imagerie populaire et désigne ,pêle-mêle, tout un ensemble de « missile » utilisés en temps de conflit armé.
(*) Un jeu ressemblant au Backgammon, très commun aux pays du Moyen Orient y compris la Turquie.
(**) Le Liban
(***) Le Son de la Musique, la fréquence radio de Kol Israel ( la Voix d’Israel) qui ne diffuse que de la musique classique.
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Histoire d’U