(Note préliminaire: J'ai fait des entorses à la syntaxe. Il y a dans ce texte le "passé" et le "présent".
Ecrire "au présent" quand on raconte des souvenirs, c'est se replonger dans l'action, se souvenir de détails,se sentir vivre "comme à l'époque"
Que ces entorses me soient pardonnées....)
Je dédie ce "souvenir" à mon ami Alain Pagès qui sait de quoi je parle, pour y avoir participé, peut être plus "sagement"...
Après avoir longtemps cherché ma voie, après avoir dit adieux aux rêves de devenir avocat ou pilote de ligne, j’avais trouvé un nouveau bonheur !
Le premier Octobre 1973, a un peu plus de 22 ans, j’accueillais mon premier avion-cargo, un appareil américain assurant la liaison entre l’aéroport de John F. Kennedy de New York et celui d’Orly. J’avais intégré une compagnie aérienne, j’avais trouvé du travail, j’étais près de mes chers avions.
Depuis l’enfance, c’était devenu une obsession. Il y avait eu un temps béni, sur le petit aérodrome de Coulommiers-Voisin ou j’allais regarder les DC-3 du CEP (1) tourner au-dessus du terrain, atterrir, redécoller puis atterrir encore. Pendant un temps, je m’étais mis dans la tête de devenir pilote. Un rêve un peu fou dont je savais pourtant qu’il ne pourrait être réalisé ! Pendant un autre temps, j’avais poursuivi une étrange envie de robe noire, de code pénal, d’envolées verbales avec effets de manches mais l’aviation avait finalement gagné et je portais maintenant l’uniforme gris avec cravate noire qui était celui de la compagnie qui m’avait accueilli. Plus enclin à la rêverie et à l’aventure, qu’à la rigueur et aux responsabilités, mon apprentissage du métier était en train de façonner un nouveau « moi » ! Au printemps 1974, alors que la peinture du terminal de Roissy Charles de Gaulle finissait de sécher, nous déménagions d’Orly vers le nouvel aéroport à vingt-six kilomètres au nord de Paris….
L’Afrique n’en finissait pas d’effectuer sa mutation. Dans ma mémoire, je revoyais les cartes du monde accrochées aux murs de ma classe, dans l’école communale et républicaine de la Rue Prisse d’Avennes. Plus de Dahomey, bonjour le Bénin, au revoir la Haute-Volta, bienvenue au Burkina-Faso. Mais tout ceci était bien loin…c’était il y avait plus de quatorze ans tu te rends compte ? Presque le temps d’une génération… !
En 1975, la guerre faisait rage en Angola, un pays du sud-ouest de l’Afrique partageant ses frontières avec la Namibie, le Zaïre et la Zambie. A cette époque, différents gouvernements soutenus par l’URSS communiste et la Chine Maoïste, se battaient dans des contextes différents et dans des endroits divers du globe pour gagner leur indépendance. L’Angola n’avait pas échappé à cette vague indépendantiste et entre 1961 et 1974 de nombreux combats avaient pris place dans le pays. C’est en Novembre 1975 que l’Angola continua finalement sa route, « libéré » des Maîtres Portugais qui étaient arrivés en Afrique au quinzième siècle. Mais avant l’indépendance, il fallait, sous l’égide des Nations-Unies, traiter la question importante des réfugiés. Comme cela s’était passé avec les « pieds noirs » d’Algérie, les Portugais nés en Angola, y ayant vécu et travaillé, étaient devenus du jour au lendemain, « persona non grata »
Il fallait les évacuer vers un pays que beaucoup ne connaissaient pas : le Portugal....
« Sylvain, je vous propose de partir quelques semaines en Côte d’Ivoire pour relever vos collègues déjà sur place. La compagnie participe pour le compte des Nations-Unies, à un pont aérien pour rapatrier des réfugiés vers Lisbonne » avait dit le chef d’escale qui m’avait convoqué. Avant d’entrer dans son bureau, j’avais prudemment passé en revue mes dernières activités, la peur au ventre, craignant d’avoir fait des erreurs, d’avoir dit un mot de trop, d’avoir fait preuve d’un manque de sérieux. Persuadé d’une culpabilité quelconque, j’avais même élaboré des excuses fallacieuses me disculpant de façon inattaquables…
Ma première mission à l'étranger …en Côte d’Ivoire…quelle incroyable chance…Je m’y voyais déjà, avec les éléphants, les hylochères, les antilopes, les buffles, et les singes...
« Pensez-vous pouvoir vous organiser ? Vous partiriez la semaine prochaine… »
La Côte d’Ivoire…
Le siège de New-York a dû trouver un point géographiquement pratique situé dans un pays « sûr » pour pouvoir effectuer des changements d’équipages et ravitailler l’avion en carburant. En Côte d’Ivoire « Nanan Boigny, le Sage, » (2) est toujours aux manettes. Le pays est Francophone et stable, en cette période troublée dans une Afrique pleine d’incertitudes. C’est donc vers des employés Français que s’est tournée la division « affrêtement » pour mettre en place les équipes qui représenteront la compagnie à Abidjan et assureront les tâches opérationnelles pendant la durée du pont aérien.
Un programme simple prévoit d’aller chercher les réfugiés à Luanda et Nova Lisboa, revenir à Abidjan pour y changer d’équipage, refaire partir l’avion vers l’aéroport de Lisbonne-Portela pour y déposer les réfugiés, puis revenir à Abidjan avant de continuer de nouveau vers L'Angola pour la prochaine rotation. Deux équipages techniques, deux équipages commerciaux, des représentants des opérations qui coordonneront leurs démarches avec le personnel d’Air Afrique : de la grande aventure je vous dis ! du jamais vu encore dans ma toute jeune vie : je suis en route pour l’Afrique…je ne sais pas encore que je vais passer les quarante prochaines années à découvrir le monde !
Roissy, Satellite 6
« Les passagers à destination de Marseille, Nouakchott, Conakry et Abidjan, sont invités à se présenter pour un embarquement immédiat porte numéro 13 ! Passengers flying to Marseille, Nouakchott, Conakry and Abidjan, are invited to proceed to gate number 13 for immediate boarding…”
( Un DC-8 de la compagnie UTA, aujourd'hui disparue car intégrée partiellement à Air France)
(Hôtesses UTA habillées par le grand couturier André Courrèges)
Le DC-8 de la compagnie UTA est plein. Les belles hôtesses habillées par Courrèges sont souriantes. De nombreuses fois, en allant déjeuner au self du terminal, j’avais entendu les appels pour embarquer sur tel ou tel vol vers Anchorage, Tokyo, Los Angeles ou Papeete ….Aujourd’hui, c’est mon tour, alors je fais un sourire à la chef de cabine qui dépose devant moi un verre de jus d’orange….Marseille s’en vient, Marseille s’en va et Nouakchott arrive, d’un coup d’aile : l’avion se vide ….ce sont les ingénieurs des Mines de Fer de Mauritanie qui descendent de l’avion pour retourner travailler sur place après un séjour en France.
Deux heures cinquante plus tard, c’est l’arrivée à Conakry, dans une Guinée dirigée d’une main de fer par Ahmed Sékou Touré dont le régime dictatorial éliminera au moins cinquante mille Guinéens…On se rapproche du terminus. Entre Conakry et Abidjan, il y a une heure cinquante de vol : le temps de refaire l’unité dans mes pensées qui se sont mélangées pendant le trajet, avec l’aide d’un bon champagne. Trois minutes les yeux fermés ? Je me suis endormi… « Mesdames, Messieurs, Ici votre commandant, dans quelques minutes nous allons commencer notre descente vers l’aéroport Port-Bouët d’Abidjan où nous devrions nous poser à 21H15 heure locale. Au nom du personnel de ce vol, et de la compagnie UTA, je vous souhaite un excellent séjour en Côte d’Ivoire et espère que vous choisirez UTA pour votre prochain voyage »
Les lumières sont réduites, les tablettes relevées, le train d’atterrissage touche légèrement la piste, suivi par la roulette de nez …ça y est, on est arrivé, je ne peux pas faire demi-tour… !
J’ai 24 ans, je suis un jeune con immature à qui tout est dû ! Oui, c'est bien moi...!
L’Afrique ? Je vais apprendre…pourquoi serait-ce plus difficile qu’à Charles-de-Gaulle ? Qu’a donc de si spécial cette Afrique, pour que des gens m’aient dit avant de partir : « Ah, tu vas en Afrique ! fais attention, là-bas ce n’est pas comme chez nous » Personne ne savait que justement, j’y allais parce que c’était différent et que je voulais sortir d’un quotidien dont l’horizon se limitait à la zone de fret de Roissy où nous avions pour voisins UTA Cargo d’un côté et British Airways de l’autre.
(Un DC-8 53 d'Air Afrique)
(Un équipage d'Air Afrique: les pilotes étaient formés en France)
Deux agents d’opération d’Air Afrique (3) m’attendent à la passerelle : présentations, sourires, la radio de l’un deux se met à crépiter soudainement, une voix nasillarde demande aux deux agents de regagner rapidement les opérations car le vol 955 a besoin de me contacter de toute urgence. Encore sous l’effet des « libations », je réussis toutefois à suivre les deux Ivoiriens. En entrant dans le bureau des "opérations" (*) un cadre me tends le micro d’une Radio VHF. J’articule difficilement mais par contre j’entends bien !
- « Air Afrique Operation, ici N 955 U en provenance de Luanda, nous avons un malade à bord, prévenez un médecin et prévoyez le débarquement du passager qui souffre beaucoup. Nous serons au sol dans trente minutes »
Bienvenue dans cette aventure…que faire ? Je n’ai même pas récupéré ma valise !
Notre avion se pose, le malade est évacué vers une ambulance. En tant que représentant de la compagnie, je dois l’accompagner jusqu’à l’hôpital, laissant le personnel d’Air Afrique préparer les documents de vols pour le trajet Abidjan-Lisbonne, et organiser le changement d’équipage. Avant de quitter l’appareil, j’ai jeté un coup d’œil dans la cabine où deux cent et quelques passagers essaient de dormir. Vision sinistre de « déportés », odeurs d’humanité en déroute, la guerre flotte encore dans les mémoires.
Foncer vers l’hôpital en pleine nuit, trouver l’entrée, trouver de l’aide, prendre l’identité du malade pour la transmettre au consulat du Portugal le lendemain, reprendre conscience avec la réalité de la mission, retourner à Port-Bouët pour récupérer la valise… L’avion est parti, les passagers sont en route pour leur nouveau destin, rien d’autre à faire que d’aller dormir et d’attendre demain, le retour du DC8 qui devra être « réarmé » pour le prochain voyage.
(L'hôtel Intercontinental d'Abidjan en 1975)
L’hôtel InterContinental qui va nous servir de base pendant le pont aérien est situé dans le quartier chic de Cocody. Sept restaurants, trois piscines…et une patinoire en plein cœur de l’Afrique. Pour la couleur locale, plus intéressante que le caravansérail hôtelier, il y a le marché de Treichville, où l’on trouve de tout, absolument de tout. Les lits de l’InterContinental sont si larges que l’on peut y coucher au moins six personnes (4), et peut être encore plus dans certains cas.
Nuit courte : vite organiser le prochain transit, et le prochain départ vers Luanda pour y prendre encore plus de deux cent passagers déracinés dont la vie va basculer car il y aura pour toujours un « avant » et un « après ». Je suis triste pour eux.
(N8955U, le DC-8-61 utilisé en 1975 durant le pont aérien entre l'Angola et le Portugal)
A l’aéroport de Port-Bouët, une de mes premières décisions va être de faire « ami-ami » avec le service « commissariat » qui a la charge d’approvisionner les vols passant à Abidjan, en plateaux repas, alcools et boissons diverses, cigarettes et autres produits utiles aux voyageurs, mais encore plus utiles aux agents d’opérations d’une compagnie Américaine perdu en Côte d’Ivoire. Issouf, le cadre gestionnaire des magasins du commissariat est un chouette type. Il a été formé à son métier en France. Nous devenons très vite complices.
« Issouf, voilà la commande pour ce soir, à mettre à bord après le passage du ménage dans l’avion :
-26 Plateaux repas équipage
250 paniers repas « refugiés »
4 Plateaux de fruits exotiques
4 cartouches de Benson & Hedges
4 Bouteilles de Scotch
400 jus de fruits
100 Litres d’eau minérale...
« Tchokotchoko » me dit Issouf ! ça va aller, ça va aller !
Tout ce qui est pris au « commissariat » sera noté par Air Afrique sur la facture globale qui sera réglée par le siège à la fin de nos opérations en Côte d’Ivoire. Pour arrondir les angles à Luanda et aider également le personnel au sol de l’aéroport, les cigarettes, distribuées par paquets seront bien utiles, le Scotch, lui, restera en réserve, « au cas où » nous aurions besoin d’obtenir une faveur administrative particulière. Les fruits exotiques, eux, seront préservés pendant le vol et dégustés au retour à Abidjan, pendant le repos équipage, dans la fraîcheur conditionnée de l’Hôtel InterContinental Ivoire…
Il y avait plusieurs conditions qui devaient être remplies pour que tout se déroule sans accrocs :
-une bonne météo
-un avion en bon état
-une coopération entière des autorités administratives Angolaises, dont l’humeur pouvait changer au gré de la politique nationale ou internationale
-un équipage bien nourri, reposé, et chouchouté grâce à de petites « attentions » prélevées dans les stocks du commissariat d’Abidjan, et qui n’apparaitraient pas sur la facture…C’était cette dernière condition qui était de ma responsabilité.
A Luanda, c’était un peu la panique ! Il y avait trop de passagers à évacuer et pas assez d’avions disponibles. Nous avions décidé qu’il serait plus efficace d’arriver en Angola en milieu de nuit, et il y avait à cela deux raisons principales : les passagers, fatigués, seraient plus faciles à gérer, et la température plus basse que pendant la journée favoriserait l’embarquement de plus de passagers, le poids maximum au décollage étant variable et fonction de la longueur de la piste mais aussi de la température. En Angola, il n’y avait pas de possibilité de ravitaillement en carburant. Nous arrivions chaque jour en ayant fait le plein des reservoirs à Abidjan afin de pouvoir effectuer un aller-retour et tenir compte des autres obligations comme le carburant de réserve, et les fameux 10% que nous ajoutions “au cas où” (8)
(Réfugiés d'Angola en attente d'un vol d'évacuation)
21h00…Le DC-8 N8955U (5) appartenant à Seaboard World Airlines, mais immatriculé dans la flotte de la compagnie Saturn Airways est aligné sur la piste 23 de l’aéroport d’Abidjan Port Bouet. Assis dans le poste de pilotage, derrière le commandant de bord, j’attends avec impatience le début du voyage. La check-list pré-décollage est terminée. L’équipage a enlevé la cravate depuis longtemps et entre la peau du cou et le col de la chemise, chacun a glissé une serviette en papier censé éviter les irritations et conserver un peu de propreté au col.
L’autorisation de décollage arrive par la radio :
« Saturn 955, clear to take off, wind is calm, climb to 4500 feet, contact Abidjan Control on 129.10”
Manettes des gaz tout en avant, l’avion encore vide de passagers roule à peine jusqu’à la moitié de la piste, puis se dégage du sol et s’élève doucement dans les airs, comme s’il n’y avait aucune urgence. Alors que les lumières d’Abidjan s’estompent je sors du cockpit pour aller me détendre les jambes.
Curieux moment, suspendu entre deux mondes, celui de la paix et celui de la guerre. Les lumières de la cabine ont été mises en position « veilleuse » et les hôtesses se sont dispersées sur différents sièges, chacune à la recherche d’un peu d’intimité, de quelques minutes de sommeil supplémentaire, ou d’un peu de place sur une tablette pour écrire une carte postale à de la famille ou une lettre à un petit ami.
Personne ne parle. Le silence est un réconfort, qu’il soit causé par l’angoisse ou plus simplement la fatigue des jours passés.
(Soldats du MPLA, Mouvement Populaire pour la Libération de l'Angola)
Alors je m’assois près d’une fenêtre et je rêve en regardant les étoiles briller dans la nuit Africaine. Le bruit de l’avion en vol me berce...qu’il serait bon de se laisser aller et s’endormir profondément en espérant se réveiller le plus tard possible.
Au sol, il faudra faire vite. Embarquer le plus de monde possible dans la limite des sièges disponibles dans l’appareil, essayer de ne pas séparer les familles, tenir compte des enfants en bas-âge, des nourrissons, des passagers âgés ou handicapés, des blessés « ambulatoires » qui pourraient éventuellement se présenter à l’embarquement. La distance qui nous sépare de Luanda diminue au fur et à mesure des minutes qui passent alors que le DC-8 fonce dans la nuit à la vitesse de Mach 0.71 (6)
Il est l’heure de commencer la descente vers Luanda. Dans les haut-parleurs du poste de pilotage, la voix des contrôleurs aérien, largement teinté d’un accent portugais, se fait entendre :
« Saturn 955 U, you are cleared to land, runway 5, wind 230 degrees at 6 knots, once landed proceed to terminal area and wait for hand and light signals by marshallers”
Dans la nuit chaude de l’Angola en guerre civile, le DC-8 se pose puis se dirige vers le parking devant le terminal. Il va falloir en soixante minutes embarquer 250 passagers, charger les bagages en soute, effectuer le devis de masse et centrage, et vite repartir avec nos réfugiés vers les incertitudes d’une vie au Portugal.
(Soldats Cubains devant l'aéroport de Luanda. Le régime Castriste soutenait idéologiquement et parfois matériellement les "mouvements populaires de libération")
Dans le bâtiment de l’aéroport, vétuste et inadapté à la présence de tant de passagers, règne une ambiance surréaliste. Combien sont-ils ? 1500, 2000, 2500 ? Des gens apeurés, des enfants en pleurs, exténués, de pauvres valises et sacs réparties en monticules çà et là. Dans un coin du terminal, des bonnes sœurs toutes de blanc vêtu, se sont rapprochés, et chapelet à la main, les yeux fermés, semblent prier que tout soit vite terminé. Hygiène déplorable, une odeur indéfinissable de sueur, de couches souillées, de poussière soulevée, de toilettes qui n'en pouvaient plus, même si quelques jours auparavant j'avais vu des images similaires à la télévision Française, je n'avais pas imaginé une telle détresse.
Le représentant de l’UNHCR (7) nous a fourni les documents nous permettant d’embarquer notre « lot » de passagers. C’est en quelque sorte un « transfert de responsabilité ». Devant l’aéroport, des troupes Cubaines fraîchement fournies par Fidel Castro pour marque son soutien à l’indépendance de l’Angola qui ne saurait tarder, montent la garde. Certains militaires, assignés à l’intérieur du bâtiment, s’occupent à maintenir un semblant d’ordre pour permettre la répartition des passagers sur les vols auxquels ils ont été assignés par le Haut-Commissariat.
Par expérience, nous savons estimer le poids des valises ou des sacs que les réfugiés emportent avec eux et que nous chargeons dans les quatre soutes de l’avion. Pendant que l’un supervise le chargement en indiquant dans quel compartiment doit aller quel type de valise, l’autre note sur une feuille de papier, à la lueur d’une lampe de poche, le poids estimé des bagages. Dans la vraie vie, chaque bagage serait pesé et son vrai poids apparaîtrait clairement. Dans l’urgence, nous savons que tel type de sac pèsera 9, ou 11, ou 15 kilos. Il suffit d’une légère traction sur l’anse d’un sac ou la poignée d’une valise pour « sentir » son poids au bout de notre bras. Les soutes sont chargées, les passagers en train de s’installer dans la cabine…Vite, il faut terminer le devis de masse et centrage qui sera transmis à l’équipage pour permettre de préparer le décollage et anticiper à quelle distance du bout de piste, l’avion devrait quitter le sol.
Avec la chaleur, le stylo-bille bave sur les documents de vol. Les gouttes de sueur qui jaillissent de la peau créent, en tombant sur le papier, de petites étoiles d’un bleu délavé qui masquent les informations. Vite, trouver un chiffon, une serviette, pour pouvoir s’essuyer la tête, les mains, recommencer le tout sur un autre formulaire. Je peux voir dans le ciel de Luanda les phares d’atterrissage d’autres appareils venant cherche d’autres réfugiés. Bientôt, l’aéroport sera saturé, et nous risquons de rester bloqués. Courir, faire tout très vite, oublier la fatigue, ne penser qu’à une chose : terminer l’embarquement, partir loin, partir vite.
Sept minutes avant la mise en route, un soldat cubain se présente à l’avion traînant un homme âgé titubant par la main. L'homme a les cheveux blancs et porte sur la tête plusieurs pansements rougis par le sang.
Le militaire s'adresse à moi en espagnol:
« ¿puedes llevar a este hombre en tu avión ? está lesionado y necesita cuidados” (A)
L’homme est blessé à la tête et les bandages, fait sans doute à la hâte, en disent long sur l’état d’hygiène dans le terminal. Pas d’eau, cinq ou six toilettes pour deux mille personnes, et cette course à l’évacuation…L’homme est de nationalité portugaise, comme indique son passeport, mais d’origine Allemande. Alors, pour le rassurer un peu, je lui dis simplement :
“mach dir keine Sorgen, wir bringen dich zum Portugal“ (B)
Alors qu’il commence à monter les marches de l’escabeau pour rentrer dans l’avion, il se tourne vers moi et en Portugais, les larmes dans les yeux, il me dit
„Perdi tudo, não tenho mais nada, minha vida acabou”, (C) J’ai tout perdu, il ne me reste plus rien, ma vie est finie!
Nous avons deux minutes de retard.Les portes des soutes A,B,C et D, sont fermées et verrouillées, avec 250 passagers à bord, et une température de 32 degrés, il faudra à l’appareil la totalité de la piste pour pouvoir décoller, en espérant que je n’ai pas fait trop d’erreurs dans le devis de masse et centrage.
( réfugiés Angolais.....une nouvelle vie se profilait au Portugal...ou pas!)
Sur la piste de Luanda, le DC-8 s’aligne…moment de vérité…nous attendons l’autorisation de décoller qui tarde un peu, rajoutant encore à la tension perceptible dans le cockpit.
« Tu es sûr de tes poids ? » me demande le co-pilote…
Ma réponse ne tarde pas : « Je suis aussi sûr de mes poids qu’on peut l’être dans ces circonstances ».
« Oui, je comprends, c’était la même chose au Viet-Nam » me dit l’homme.. « on va faire avec… »
Dans la cabine, les lumières ont été mises en position « veilleuse », les deux-cent-cinquante passagers sont attachés, les bébés pleurent toujours, les personnes âgées on le regard fixe, les passagers plus jeunes ,épuisés, se sont endormis.
La radio grésille enfin :
« Saturn 955 U, vous êtes autorisé au décollage à destination d’Abidjan, aprés le décollage contactez Luanda Départ sur 119.1 »
Comme il est d’usage, le commandant a « briefé » son équipage et le personnel de cabine da façon à pouvoir gérer au mieux toute situation anormale pendant le décollage ou juste après.
« Let’s do it now, and cross fingers »….Trois minutes après, alors que le DC8 commence sa longue ascension vers son altitude de vol de 39.000, en route pour Abidjan, l’équipage de relève est en train d’être réveillé. Dans deux heures et trente minutes, nous nous poserons à Abidjan.
Pour mes passagers, la guerre sera derrière mais l’inconnu sera devant. Dans moins de dix heures, il fouleront, heureux ou malheureux, le sol du Portugal.
(Carte d'approche aérienne de l'aéroport de Luanda/FNLU)
(1) Il s’agissait du Centre d’Exploitation de la Postale, l’unité qui formait des pilotes pour la poste de nuit chez Air France
(2) Surnoms affectueux donnés à Félix Houphouët-Boigny, président de la Cote d’Ivoire
(3) Air Afrique est constituée le 28 mars 1961 par un accord liant onze états africains francophones. Cet accord résulte du constat qu'aucun de ces pays n'a alors les moyens financiers de financer seul une compagnie aérienne nationale, mais aussi de la volonté de créer une grande compagnie africaine.
Détenant chacun 6,54 % du capital, les onze pays fondateurs en sont : le Cameroun ; la République Centrafricaine ; le Congo-Brazzaville ; la Côte d'Ivoire ; le Dahomey ; le Gabon ; la Haute-Volta ; la Mauritanie ; le Niger ; le Sénégal ; le Tchad. La Sodetraf (UTA majoritaire et Air France) détiennent 33 % du capital et un tiers dispose du solde. Le siège de la compagnie est symboliquement installé à Abidjan et le premier directeur général (1961-1973) en est le Sénégalais Cheikh Boubacar Fall (décédé en 2006).
Les premiers vols ont lieu le 15 octobre 1961 avec un Super Constellation loué par Air France.
(4) On pouvait en fait, et dans des cas très précis, souvent après libations,y coucher à sept, ce qui obligeait bien sûr à réaliser quelques « mélanges des genres » qui rapprochaient les cultures tout en restant "internes à la compagnie"
(5) Le DC-8 utilisé pour ce pont aérien était le N 8955 U, un appareil qui avait été pendant quelque temps la propriété de Seaboard World Airlines puis « transmis » à la compagnie Saturn Airways. Seaboard l’utilisait en version haute densité (259 sièges) avec ses propres pilotes et équipages commerciaux.
(6) l’unité de mesure MACH est souvent utilisé en aéronautique 1 Mach = 1224 Kmh. Mach 0.71 est équivalent à 870 Kmh.
(7) Le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies (ONU)
(8) Pour tout plein de carburant effectués, nous ajoutions 10% du temps prévu sur le plan de vol pour effectuer un trajet donné. Ainsi, pour un vol prévu durant 3 heures, nous rajoutions l’équivalent d’une vingtaine de minutes de carburant consommable « au cas où »
(*) Service d'un compagnie aérienne qui gère les vols en transit, organises les embarquements ou débarquement, la ravitaillement ou /et les pleins de carburant, et prépare souvent la documentation de vol pour les équipages.
(A) "peux tu emmener cet homme dans ton avion ? Il est blessé et a besoin de soins"
(B) "ne vous inquiétez pas, on va vous emmener au Portugal."
(C) "J’ai tout perdu, il ne me reste plus rien, ma vie est finie!"
© 2017 Sylvain UBersfeld pour Histoiresdu.