…Alors je flottais entre deux mondes et le cocon n’était maintenant plus qu’une enveloppe sans contenu, un vague machin gris qui se déliterait sous le vent de la fin du printemps. J’avais reçu officiellement en témoignage de mon évolution une clé « MUEL » qui ouvrait la grande porte. Dans une optique de concessions réciproques, j’étais libre de venir à la campagne, ou de ne pas y venir. Les parents, eux, y allaient régulièrement avec « armes et bagages », plus les chats enfermés dans des paniers en osier, le plus gros, tout seul, deux autres qui devraient composer pour une heure de trajet en essayant de ne pas s’entre-tuer. L’exil dominical n’était plus imposé, mais il était choisi.

(Une rame dite "réversible" sur la ligne Paris-Meaux, peut être le train de 18H54?)

(Le temps du noir, le temps du blanc, peut être faut-il se placer entre les deux, dans le rêve, pour échapper au temps ?)
Si les parents partaient le vendredi, la nuit de vendredi à samedi était délicieuse et l’appartement plongé dans la torpeur. Je pouvais sortir sans crainte d’être pris, je pouvais rentrer sans crainte de devoir expliquer où j’avais traîné, avec qui, et pourquoi. Mai 68 était passé par là et nous avions fait le grand ménage dans les croyances, les convenances, les interdictions. De temps en temps, une fois l’appartement à ma disposition, j’étais pris de regrets en regardant le ciel bleu alors d’un coup de métro, je filais vers la Gare de l’Est pour faire comme si je partais pour un long voyage.
Pour quelques francs, j’avais droit à un ticket en carton brun, un aller et retour vers la vallée du Grand Morin, et un hot-dog dégoulinant de moutarde de Dijon. Le goût de la saucisse fumée me faisait penser à l’époque de la vapeur, quand, en passant devant une locomotive Pacific 231, on pouvait sentir l’odeur des briques de coke qui brûlaient dans le foyer. Le train de l’aventure n’était qu’un train de banlieue, un « train à chagrin » qui véhiculait ses voyageurs entre Paris et Meaux en s’arrêtant à quelques gares importantes. De vielles rames dites « réversibles » tirant des voitures « allégées » héritées pour certaines de la compagnie des Chemins de Fer de l’Est, partaient des deux points de départ toutes les trente minutes. Au pire, si tu loupais ton train, tu avais un peu de temps pour aller regarder les convois en partance pour la Pologne, la Hongrie, ou d’autres destinations magiques comme Istamboul ou Prague.

(La Gare de Crécy-la-Chapelle, au début du vingtième siècle. Voitures dites "Bidel" à deux niveaux)

(Autorail "Picasso" X.3800 , la "Micheline" de mon enfance ....et de ma jeunesse....)

(Banlieue Est ....en route pour Esbly...et la campagne....pour rentrer, on verra, ce sera suivant mon humeur)

(Un convoi en gare de Crécy-la-Chapelle, début du vingtième siècle)

(La " correspondance" d'Esbly: un convoi "moderne" attends le départ vers Crécy-La-Chapelle...)
Le train partait, passait à travers des banlieues tristes, entre des immeubles gris, derrière un paysage industriel de la fin des trente glorieuses et crachait ses voyageurs à Noisy-le-Sec, Vaires, Lagny, ou Esbly avant d’arriver à Meaux.
Ce que tu dois comprendre avant tout, c’est que la cassure dans ma tête se faisait justement à Esbly, la gare d’où partait un petit bout de ligne de rien du tout, qui terminait sa course à Crécy-La-Chapelle. Tu quittais l’esprit de Paris, celui de la grande ligne, tu te retrouvais en mode « Grand-Morin », « cœurs à la crème », milliers d'épis de maïs qui se balançaient au gré du vent dans le champ en face de la maison.
Pour finir de te faire passer d’un monde à un autre, il y avait l’autorail « Picasso », un vieux X.3800 avec son moteur Renault. Trois arrêts entre Esbly et Crécy-la-Chapelle, trois petits parcours avec le cœur à cheval sur les souvenirs d’enfance dont certains remontaient aux années cinquante. Pendant la trentaine de minutes entre Esbly et Crécy, tu avais le temps de te torturer la mémoire, de laisser ton regard dériver sur les vaches, de compter les fils du télégraphe qui courraient le long de la voie sur de bêtes poteaux en bois. Après le dernier passage à niveau, tu savais qu’il fallait se préparer à descendre. Paris derrière, devant toi, le "chauffeur du jour" qui venait te chercher pour faire les derniers six kilomètres avant de retrouver les herbes folles, les rosiers « Madame Meilland », le repas du samedi soir ou il n’était question de rien en particulier mais où l’on parlait de tout, le pain azyme toasté du dimanche matin sur lequel fondait le beurre.

(KB Jardin : la promesse d'être bientôt au milieux des rosiers, des pivoines, des pensées, des......)
Dans les voitures du grand train qui t’emmenait de Paris à Esbly, il y avait de grands espaces réservés aux affiches publicitaires « Ecole Pigier », « Bonbons PEZ », et surtout « KB Jardin », une marque de produits phytosanitaires dont le seule vision me transportait à n’importe quel moment à côté de la roseraie campagnarde où ma mère, une partie de l’esprit pensant certainement à Ferdinand de Lesseps et à l’aventure du Canal de Suez (*), combattait avec entêtement et ardeur, des bataillons de pucerons qui avaient fait des ravages, le temps d’une absence hebdomadaire de cinq jours.


( Bonbons PEZ, cours PIGIER, le temps d'un voyage en train, les banlieusards pensaient-ils à prendre des cours de coupe ?)
En montant dans le train à la Gare de l’Est, si tu voyais une affiche KB jardin, tu savais que tu étais dans le bon convoi. Sur le papier, dans son emplacement protégé par un cadre en plexiglas, la photo de la bombe de produit pour rosiers, ou celle de la boite en carton contenant une poudre jaunâtre ennemie jugée des dévoreurs de rosiers, confirmaient bien que tu étais en route pour la cambrousse. Dans le sens du retour, la vision des mêmes affiches attisait la douleur d’un retour obligatoire tout en restant une promesse d’autres visites, d’un autre week-end, plus long cette fois, mais, bon, il restait encore plein de choses à faire à Paris. Les parents avaient bien de la chance. Eux pouvaient, au gré de leur fantaisie, de leur humeur, ou de l’agenda du « Mensch » (**), décider en dernière minute de ne rentrer à Paris que le lundi matin, ou le mardi, ou même plus tard, et dans ce cas, les affaires courantes des entreprises paternelles étaient conduites par téléphone, tandis qu’au jardin, Francine continuait son combat perdu d’avance, contre les hordes d’insectes malfaisants.
Dans cette liberté qui régnait en maîtresse dans ma tête, et n’en finissait pas de combler les vides, de remplir les interstices, de semer des indices, de m’inviter au rêve, il y avait encore des hésitations, des regrets, des décalages entre ce que je voulais et ce que j’aurais aimé, entre ce que je devais faire et ce que j’aurais souhaité ne pas faire. C’était un peu le bordel ! Je n’étais pas encore mûr pour « la grande aventure », il fallait laisser du temps au temps…

(Un "autorail Picasso", une vision classique dans les années 60/70, vitesse maximum : 120 kmh...si tu te mettais sur une siège en avant, tu pouvais tout voir, dormir, rêver....)
A la gare d’Esbly, sur le chemin du retour, en « adulte indépendant », une sonnerie annonçait l’arrivée prochaine du train vers Paris. Les dimanches d’été, le train était désert ! qui voulait retourner en ville alors que dans les jardins, des nappes Vichy, fixées avec des pinces en métal, accueillaient encore les vestiges d’un déjeuner dominicale qui s’était prolongé jusqu’à l’apéritif du soir. Devant les fenêtres de la voiture ou quelques voyageurs étaient plongés dans l’avant-torpeur de Paris, tristes à l’idée d’une reprise laborieuse le lendemain, les rideaux volaient alors que le train prenait de la vitesse.
L’appartement était plongé dans le silence, un peu comme si la vie s’était retirée. Pas de grincement des lattes de parquet, pas de portes qui s’ouvrent…

(La Gare de l'Est : vite, un hot-dog avec PLEIN de moutarde....)
Je l’avais croisé plusieurs fois en prenant l’ascenseur. Rien de particulier. Je gardais les yeux fixés sur le sol de la cabine, par timidité, peut-être même par culpabilité. Elle, c’était la locataire de la vieille voisine du cinquième étage. Elle aurait pu s’appeler n’importe comment, Madeline, Maryse, Josépha, Ariane….mais dans ma tête, elle était tout simplement « la locataire ». Etait-ce « pour elle » que j’étais rentré ce dimanche soir, alors que j’aurai pu passer une nuit de plus dans la maison des champs et être réveillé par le chant du merle ?
Elle logeait dans une chambre donnant sur la cour, située à six ou sept mètres de la verrière de notre duplex, une verrière depuis laquelle je regardais souvent en, dérapant de l’esprit, les scènes simples de la vie quotidienne dans d’autres appartements. Comme souvent dans les anciens immeubles Parisiens, si les pièces du côté « face » étaient munis de volets repliables en métal, celles du côté « pile » n’étaient protégées que par un léger store fait de lattes de bois de quelques millimètres d’épaisseur.

(Un store coupable d'être transparent, ou presque, mais il y a prescription, c'était il y a plus de trente ans..!)
Un abat-jour teinté de violet, répandait dans sa chambre, quand elle allumait sa lampe de chevet, une lumière propre à entretenir l’imagination, ou même, à la sublimer.
Dans le silence de l’appartement, alors que déclinait le jour, et que le clocher de Saint-Pierre-de Montrouge égrenait vingt-et-une heures, vingt-et-une heures trente, vingt-deux-heures, vingt-trois heures, j’attendais, le cœur battant le moment où, dans sa chambre, un rayon de lumière indiquerait qu’elle était bien là....
Oui, c'est vrai, J’ai bien souvent pris, le dimanche, le train de 18H54….
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire
(*) Francine, née à Ismaïlia, Egypte, faisait partie de la "grande lignée" des "filles du Canal" dont les parents ou les grand parents avaient travaillé pour la Compagnie Internationale du Canal de Suez, fondée dans la foulée du percement du dit canal par Ferdinand de Lesseps. Le canal fut inauguré le 17 novembre 1869
(**) Un "Mensch", est une homme respectable, de parole, un exemple pour sa communauté, sa ville, que dis-je, pour le monde. Il est travailleur, honnête, respectant plein de trucs du genre de ceux qui font la différence entre un mec bien et un mec pas bien ....! C'est un terme provenant du Yiddish, cette langue commune aux juifs d'origine et de culture"Ashkenaze".