top of page

ALTITUDE 1274


( L'hôtel Kreuz de Lenk tel qu'il était dans notre enfance dans les années 1950 . On y venait par un petit train qui passait par Zweisimen)

( Note : Ce post est dédié à ceux qui sont passés, ne serait-ce qu'une fois, dans ce petit village de Wengen, avant le rachat par le Club Med du vénérable hôtel Palace, fleuron parmi d'autres de l'Hôtellerie Suisse. Il semble que J.G soit passé par-là bas...mais à quelle époque ?)

« Ma Poulette, j’irais bien en Suisse, j’ai besoin de voir la montagne ».


Parfois, été comme hiver, le père était pris d’une frénésie de soleil sur la neige ou de contemplation des sommets de l’Oberland Bernois, cette région d’Interlaken dans laquelle il semblait trouver la paix. Au début, il y avait eu un petit hôtel à Lenk, au-dessus de la vallée de la Simme, l’hôtel Kreuz tenu par Madame Tritten. C’était à l’époque où le personnel du télésiège mettait une grosse couverture sur les genoux des skieurs pour les préserver du froid pendant la montée vers le Betelberg . Dans le temps, il faisait vraiment froid en Suisse. La cuisine de l’hôtel Kreuz était une cuisine de grand hôtel, à base de vin blanc, de viandes en sauces, de friture, mais l’hôtel lui-même était seulement un grand chalet en bois, pas très loin de l’église protestante. La neige faisait de grandes montagnes de chaque côté de la porte et quand il faisait soleil, le bois exhalait une odeur de créosote, une odeur pour toujours associée aux vacances d’hiver et aux traverses en bois des chemins de fer helvétiques. Puis il y avait eu des essais dans d’autres stations de ski, toujours en Suisse, Saas-Fee ou il y avait trop d’Allemands disait le père, Pontresina ou il y avait trop d’Italiens, les stations du Valais ayant été déjà écartées car il y avait trop de Français.

(Hôtel des Alpes, Kleine-Scheidegg)

( Le petit train du Wengernalp Bahn, presque comme dans mes souvenirs, les voitures étaient ouvertes. Photo prise en été)

Alors ce fut Wengen, perché à un tiers du chemin entre Lauterbrunnen et le glacier de la Jungfrau, cette montagne dans laquelle des hommes avaient creusé pendant de nombreux mois pour y installer le chemin de fer le plus haut d’Europe. On partait le soir de Paris dans une excitation intense à l’idée de retrouver la station que nous avions quitté l’été passé et on arrivait le lendemain matin dans un endroit où les gens parlaient l’Allemand en prenant leur temps et en traînant sur les mots. Dans la gare d’Interlaken, une propreté incroyable tranchait avec les papiers gras de la gare de Lyon la veille au soir.

Le train entre Paris et Interlaken arrivait dans la gare suisse en début de matinée …le conducteur du wagon-lit nous avait apporté le petit déjeuner..." Il faudra se dépêcher" disait le père…Nous courrions alors entre les quais pour attraper le convoi du Berner Oberland Bahnen en partance vers Lauterbrunnen...là, il fallait changer de train pour monter à Wengen où nous attendaient les chambres avec les lits aux draps empesés et les grosses pièces en chocolat posées sur les oreillers !

( L'hôtel Palace de Wengen: un microcosme de "gens biens")

(Les skis étaient en bois avec des fixations d'un autre âge)

Le petit train à crémaillère arrivait vers 1200 mètres, la neige recouvrait le sol. Depuis 1893, le petit train à crémaillère attaquait vigoureusement la pente à vingt-cinq-pour-cent et montait courageusement jusqu’à Kleine-Scheidegg ou il y avait un Hôtel d’altitude pour passionnés de montagne. A la gare de Wengen, à 1274 mètres, un portier nous attendait avec un chariot électrique pour nous monter jusqu'au Palace Hôtel, un bâtiment Victorien qui appartenait à la famille Borter, une lignée d’hôteliers qui « faisait dans le luxe » …On entrait dans le Palace sous les yeux d'un concierge qui était le sosie de Gert Froebe, le méchant de «Goldfinger » ...Dehors, les pistes de ski attendaient avec impatience nos premières chutes....

(La Gare de Wengen à 1274 mètres)

(L'hôtel Palace en hiver : lunettes de soleil obligatoires et à cinq heures, thé musical avec valses Viennoises)

L’hôtel avait été bâti à la fin du dix-neuvième siècle en plein développement d’un tourisme à consonnance très British, quand les visiteurs d’outre-manche portaient encore faux cols et robes longues protégeant la vertu. Quatre étages au centre du bâtiment, cinq dans les ailes de chaque côté du corps, les chambres « riches » avaient la vue sur les montagnes enneigées, les chambres « moins riches » donnait directement sur la neige toute proche, glacée en permanence, souvent recouverte de branches des sapins brisées sur le poids des flocons accumulés. Les double-portes des chambres étaient pour nous le signe que nous étions dans un endroit de grand luxe. Les bruits ne filtraient pas, absorbés par l’épaisseur de la moquette et des tapis. Au petit déjeuner, tu faisais le plein de calories en buvant ton thé ou ton café dans une argenterie ancienne, certes hôtelière, mais frappée aux armoiries de l’hôtel Palace.

(Une étrange voie ferrée en écartement de 0,80 M: 19 kilomètres de long...)


Nappes amidonnées, serviettes de table formées en cône, odeurs de chocolat, nous avions déjà la tête ailleurs, dans le petit train à crémaillère qui nous emporterait plus haut, là où la neige était encore plus profonde, là ou skiaient les adultes. Nous partions avec le professeur de ski, un Suisse du Tessin, patient et tolérant pour nos erreurs. Blouson et pantalon rouges, casquette blanche sur la tête, il ressemblait à tous les autres moniteurs qui enseignaient la glisse à des profanes, des novices, ou des intermédiaires. Comme dans chaque village de montagne, tout le monde connaissait tout le monde et des familles entières avaient répartis leurs membres dans les différents commerces, hôtels, ou services que l’on pouvait trouver au village. L’absence totale de voitures avait séduit les parents, « les enfants seront en sécurité ». Nous étions d’autant plus d’accord que cela nous permettait de jouer aux adultes en traînant seuls dans le village alors que les parents prenaient le thé au son d’un orchestre de musiciens de salon qui jouaient des valses Viennoises ou des reprises de Victor Sylvester, le très prolixe compositeur Anglais.

(Dans les boutiques de souvenir, il y avait des couteaux Suisses qui attendaient leurs futurs propriétaires)

Le père n’avait pas de véritable complicité avec le règne animal. Il tolérait les chats, était indifférent aux chiens, et pourtant, il emportait régulièrement dans sa chambre des petits pains croustillant qu’il émiettait ensuite sur le balcon de sa « chambre riche » pour que les choucas qui tournaient dans le ciel puissent avoir de quoi manger. Vêtu d’un anorak gris qui avait vu de meilleurs jours et d’un fuseau noir, le père passait de longues heures à contempler la Jungfrau et se demandait comment les pionniers de la montagne avaient trouvé la force de faire arriver le petit train jusqu’à l’intérieur de son sommet. Wengen vivait au rythme des petites horloges à coucou accrochées aux murs des magasins de cartes postales et de souvenirs. Des couteaux suisses de toutes tailles, du plus simple au plus incroyable avec plus de trente outils attendaient sagement leur futur propriétaire. Dans les boutiques flottait une douce odeur de tabac aromatisés et de chocolat. En sortant de l’hôtel Palace pour se rendre à la petite gare on pouvait entendre de la musique traditionnelle à base de "Schwyzeröergeli" (*) diffusées par les haut-parleurs de la patinoire où des Anglais opiniâtres balayaient la glace avec la dernière énergie pour permettre à leur pierre en granit d’atteindre son but lors des parties de curling, un étrange sport d’hiver.

(Joueurs de curling : tu balaies comme un fou devant la pierre ronde en granit qui pèse une tonne...)

(On y retourne ? "Papa, pourquoi il faut qu'on parte?")

Dans la grande rue de Wengen, des énormes boites en métal sensées représenter des emballages de pellicule photographique, tournaient sur leur support suivant le vent. Le père avait une passion pour la Suisse et pour ses techniciens. Il glorifiait la société « Oerlikon » qui construisait des trains et fabriquait des canons, il bénissait le nom de Philippe Suchard et cachait des plaquettes de chocolat dans sa chambre pour éviter un inévitable pillage si d’aventure nous avions découvert l’objet du délit. Dans les bagages des enfants, préparés par la gouvernante, il y avait les inévitables tenues du soir puisque le diner pris dans le restaurant de l’hôtel restait un moment d’élégance, dans ceux des parents, il y avait la robe du soir pour ma mère, et le smoking pour le père, un smoking modèle 1950, dont l’utilisation était réservée aux dîners à l’hôtel Palace ou aux réunions internationales d’hommes d’affaires. Le Franc Suisse était une valeur sûre disait mon père. J’allais souvent vérifier cette affirmation en me rendant au magasin « Coop » acheter en cachette des kilos de petits bonbons « Sugus », enveloppés dans un doux papier plastifié. Avec cinq francs Suisses, tu pouvais en avoir presque un kilo, de quoi ne plus avoir faim le soir.

(Les bonbons Sugus, enveloppés dans un doux papier plastifié)


La clientèle de l’hôtel Palace ? Que des « gens bien » avec lesquels le père échangeait parfois quelques mots ; diamantaires Anversois, fabricants d’armes Belges, capitaines d’industrie Suisses, tous ces « gens » bien parlaient le même langage, avaient dans leur portefeuille les mêmes billets, avaient conçu des enfants similaires tous promis à un avenir rayonnant. Du coin de l’œil, j’observais souvent le père et je pouvais voir son regard dériver vers des épouses rayonnantes alors que ma mère, raidie dans une éducation d’un autre temps, faisait semblant de ne pas voir. Dans les étages de l’hôtel Palace, une nuée de femmes de chambre en tablier blanc et robe noire échangeaient les draps de la nuit pour des draps frais. Des garçons d’étages, en général Italiens, veillaient au lustrage des chaussures de soirée déposées la veille au soir par les clients rentrant dans leur chambre.

(A mi-chemin....il s'agit de matériel ancien qui roule pendant les périodes " d'anniversaire" de la ligne)


Monter à la Jungfrau était une expédition qui ne pouvait s’improviser ! Il fallait en premier vérifier les conditions météorologiques après avoir choisi le jour de la promenade. Il fallait ensuite se faire préparer les panier-repas que nous emporterions et dont le contenu nous ravissait car tout était préparé avec soin dans un petit sac imperméabilisé avec de jolies cordelettes : deux sandwiches ronds, deux œufs durs, une tomate, sans oublier un fruit et une petite tablette de chocolat au lait…Pour pouvoir manger immédiatement cette dernière, j’aurai fait volontairement des kilomètres à pied. On devait monter à Kleine-Scheidegg et changer alors de train pour faire le dernier trajet jusqu’au toit de l’Europe à 3454 mètres au-dessus du niveau de la mer. En sortant du train au terminus, de nombreux voyageurs avaient des nausées et la tête qui tournait. « C’est le manque d’oxygène » disait mon frère matheux qui connaissait déjà les lois de la physique. Alors on sortait, les yeux envahis par l’intense lumière qui se reflétait sur la neige du glacier, et le père jurait comme un charretier pour rendre grâce la grandeur de la nature, à la puissance visible de la montagne et aux ingénieurs persévérants qui avaient construit le train.

( A Kleine-Scheidegg , il faut changer de train et prendre le JungfrauBahn pour monter jusqu'au sommet!...)

Le temps passait sans en avoir l’air puisque notre notion du temps se limitait aux horaires des trains de montagne qui grinçaient, accrochés à leur crémaillère, en route vers le plein soleil et un soir, sans même que nous le sachions, le père disparaissait et allait rencontrer monsieur Borter pour le remercier de ses bons soins…A la gare d’Interlaken, le wagon-lit attendait pour nous ramener à Paris. « Pourquoi il faut partir, dis, papa » ? Le père ne répondait pas. Il était lui aussi chagriné, il avait trouvé un point d’ancrage et une façon de s’évader …Alors, un portier de l’hôtel nous faisait monter dans un petit chariot électrique pour nous amener à la gare, le petit train du Wengernalp Bahn nous descendait vers la vallée. En passant la station de Wengwald, les larmes coulaient déjà sur mes joues, en arrivant au terminus il fallait prendre un autre train vers Interlaken. Le père disait alors : « Il faudra faire vite en arrivant au terminus, il n’y a que sept minutes pour la correspondance ».


La vraie vie nous avait alors rattrapé...


(*) Le Schyzeröergeli est l'accordéon traditionnel Suisse . Des "orchestres" de quatre éxécutants jouent souvent dans salons de thé, les restaurants, ou d'autres lieux de convivialité. Trois accordéonistes, un contrebassiste, et le tour est joué...


© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U

bottom of page