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TRAIN DE NUIT

J’ai toujours aimé une petite bouffe avant un départ en train ! Un réflexe ? Une mentalité de ghetto héritée des grands parents prisonniers à Podgorze avant leur grand voyage définitif ?

Mangeons maintenant au cas où nous ne mangerions pas après ? C’est dans l’ADN ? Ça se soigne ?

Curieuse journée ! Je viens de laisser derrière moi quarante trois ans d'aviation! Demain, je serai au soleil, pour de vrai, pour de bon !

Flotte légère pour arriver sur «Auster », le sol est luisant de pluie en cette fin de jour. Reflets pisseux des néons sur l’asphalte. Ça fait longtemps que j’ai envie d’une saucisse frite ! Une vraie avec de la moutarde et des frites comme s’il en pleuvait.


Les troquets du boulevard de l’Hôpital inondent le trottoir de leurs lumières blanche. Lui, il sert des plats auvergnats, l’autre de la bouffe de tous les jours probablement issue d’un cash and carry prétendant vendre des vrais plats cuisinés bien de chez nous.

Quelle infâmie…Mais j’ai faim. Troquet bizarrement vide, lumières blafardes des quelques ampoules électriques qui ont survécu au temps. Les chiottes sont propres, un bon signe ? Hareng pomme à l’huile qui a vu de meilleurs jours, vague saucisse de poulet avec des frites trop larges préparées par un cuisinier probablement mal salarié, j’abandonne ma bière sur ma table. Sept enjambées pour me retrouver dans la cour « d’Auster ». Pas très loin, les toits de la Salpetrière veillent sur la nuit qui tombe vraiment sur le 13ème.


21H23…panneau d’affichage, contrôleurs en queue de quai qui filtrent les voyageurs…Voiture 21 Couchette 11 …Le bas, c’est quand même mieux si tu as envie d’aller pisser la nuit ! Déjà que tu es complètement endormi, alors si tu avais une couchette supérieure, je ne te raconte pas. Rangés sous la couchette, mes mocassins de bateau attendront bien demain matin l’arrivée à Toulon !

Trois femmes et un homme, moi. Microcosme pour une durée de 9 heures, destins ou aventures qui se croisent sans nécessairement se mélanger, silence des uns et des autres après les bribes de phrases obligatoires quand on est un bon voyageur, bien poli par les années de déplacement. Elle, c’est une Canadienne. Elle a loupé son TGV à cause du trafic imbécile dans Paris. Son chauffeur lui avait dit :

"pas de souci ma petite dame » mais la circulation sur le pavé humide en a décidé autrement, alors adieu confort d’un TGV avec Antibes à 5 heures de roues, la voilà qui se retrouve avec une valise grande comme elle dans un espace ou la contrainte corporelle est omniprésente. Tu bouges, tu butes dans quelque chose ! Couchette 12, une minette entre 17 et 19, agrippée à son portable. Ah ! Sacré " Facebook ». Untel a pété à 15H46, une telle s’est fait larguée par son crétin de mec à 18H17 et aussitôt le réseau social est au courant, de Dunkerque à Tamanrasset, pour peu que l’on ait des amis dans ces coins du monde.

(Se mélanger quelques heures à la vie des autres...)


Au-dessus de la minette, une autre qui bouquine. Une intello ? Elle ne bouquine pas une BD mais un vrai livre avec des mots, pleins de lignes, une couverture austère. 21H23 précises.

Les roues commencent à chuinter sur l’acier. Passer sous le périf, s’engager dans des banlieues misérables qui n’ont pour horizon que le match de foot du week-end dans un stade sans confort. Puis les immeubles se font plus rares et sont remplacés par des petites maisons avec des jardinets pour retraités, des poireaux pour soupe d’automne, des chiens mangeurs de facteur, des auvents en verre épais qui sont censé protéger de la pluie d’Ile de France. Les liseuses sont allumées, le plafonnier est éteint. Tu fermes les yeux en essayant de t’endormir et puis tu te demandes ce qui a fait que quatre voyageurs qui ne se connaissent pas se retrouvent dans deux mètres cubes d’air vicié à partager pendant un éclair de vie. Tu ne sais pas par où le train passe et tu t'en fous puisqu'il fait nuit...


L’ancienne ligne a oublié depuis longtemps le souvenir des trains de luxe. Ne foulent les rails que les convois en fin de vie, les voitures promises à la ferraille, les voyageurs qui ont choisi de s’allonger quelque temps sur des couchettes superposées, tentant de protéger leur intimité en se glissant dans un sac à viande, espérant dormir la tête posée sur un oreiller exigu qui a vu de meilleurs jours, peut être à l’époque ou le train de nuit pour Nice faisait partie des trains de rêve.


Il est quatre heures du matin. Tu veux pisser. Les questions importantes se fraient un passage dans ton cerveau en demie-léthargie : mettre les godasses ? Marcher nu pied jusqu’ aux toilettes ? Tu ne sais pas, tu hésites. Si tu mets les pompes, ça achèvera de te réveiller pour de bon avec 3 heures de plus à vivre couché les yeux fixés sur la couchette du dessus. Si tu ne les mets pas, rien ne te garantit contre les mauvaises surprises d’un chiottard ferroviaire utilisé avant toi par une population en migration le temps d’une nuit. Va pour les mocassins.

Couloir vide, porte qui bat quelque part….cuvette blanche suspecte, se tenir d’une main tandis que de l’autre tu procèdes aux opérations de vidange, retour à la couchette , tu retrouves ton microcosme avec un certain plaisir, tu te replonges dans le vague, les yeux mis-clos, tu essaies de rattraper le sommeil qui a déjà fait un bout de chemin de son côté.

Le train ralentit. « Marseille Blancarde » annonce le bas-parleur pour ne pas trop réveiller ceux qui dorment. Et on repart vers les pins maritimes, sous un ciel qui commence à déchirer la nuit avec des couleurs mauves et violettes.

Et toujours de chaque côté, en bout de voiture, cette information imbécile et totalement inutile, sablée dans le verre des portières : « PORTE DONNANT SUR LA VOIE »…. comme si les portes d’une voiture de chemin de fer ne pouvaient s’ouvrir simplement sur du rêve …..

© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires



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