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SIXIEME BON TEINT

Alors, d’un coup d’autobus 28 qui descendait l’avenue du Maine sur les pavés d’avant 68…on s’en allait à l’aventure…

Un moment d’obscurité en passant sous les voies de la gare Montparnasse, un virage à gauche sur le boulevard en bas de l’avenue avec un bout de Tour Eiffel qui dépassait de je ne savais ou, et on descendait de l’autobus, en suivant les jambes gainées de soie d’une mère, d’une tante.

Le tabac du Chien qui Fume faisait le coin avec la rue du Cherche-Midi.

Tandis que l’autobus 28 repartait vers une lointaine Gare Saint-Lazare, terminus de la ligne, tu t’engageais dans cette rue à la recherche du mystérieux cadran solaire et tu passais la frontière sans le savoir entre « leur » monde et « notre » monde.

(Le Bon Marché, centre du monde...non, centre du 6ème arrondissement)


Eux, c’étaient les grands bourgeois du sixième arrondissement, juste à quelques tours de roues du Petit-Montrouge pourtant. Eux c’étaient les vrais riches des hôtels particuliers avec des jardins en plein Paris, eux c’étaient les bondieusards qui se cachaient de la vie dans les bâtiments des Missions, les chapelles de la rue du Bac, les oratoires de la rue de Sèvres, partout où se planquait le Bon Dieu, eux c’étaient les clients exigeants du plus incroyable des grands magasins qu’il me fut donné de connaitre : le Bon Marché.

Le père, toujours critique disait souvent qu’au Bon Marché, les Bonnes Sœurs qui faisaient leurs courses vestimentaires dans les rayons spécialisés « religieux » avaient l’air de se déplacer sur des roulettes tellement on ne voyait ni les chevilles ni les chaussures.


Ça me faisait marrer, mais c’était vrai ! Le père préférait les rabbins plutôt que les curés mais reconnaissait que de temps en temps il y avait des bonnes sœurs «pas mal pour une bonne sœur"

Dans le Sixième arrondissement, tu sentais le pouvoir de l’argent quand tu passais du côté de Saint Sulpice. «Des gens bien » disait ma mère qui avait passé une partie de sa jeunesse entre la Rue Saint Romain et le Lycée Victor Duruy.

Alors pour nous, pour moi, ce quartier de Paris était devenu l’Eldorado. Tu avais une impression de sécurité une fois que tu étais engagé dans les petites rues sages qui dormaient dans le sillage de la Rue de Sèvres, sous les frondaisons voisines du Luxembourg. Les ecclésiastiques en noir portaient lunettes de vue et missel Romain, en route pour un prêche, une visite à un mourant, une promenade de réflexion au square Boucicaut.

(L'ancienne prison militaire de la rue du Cherche-Midi. Elle fut détruite en 1966 et replacée en 1970 par la "Maison des Sciences de l'Homme". Cette prison, comme d'autres en région Parisiennes, avait eu le triste privilège d'héberger de nombreux résistants. En allant de la rue Saint-Romain jusqu'à la boulangerie Poilane, nous passions devant ce sinistre "ancien couvent-caserne")

Les commerçants chics de la Rue Saint-Placide ou de la rue de Sèvres ronronnaient sans se douter que les trente glorieuses ne seraient pas trente-et-un et que les boutiques de quartier disparaîtraient dans le futur pour faire place à de mornes enseignes qui opèrent à « marge-forcenée ».

En face du Bon Marché, ce magasin icône déjà dans les années cinquante, la station de métro Sèvres-Babylone, rencontre surréaliste entre une banlieue à céramique et les barbus frisottés de l’antique Babel. Deux époques qui se croisaient sous terre, sur la ligne « Nord-Sud ». T’avais quitté Le Petit-Montrouge avec ses métro rouge et vert, tu arrivais à Sèvres-Babylone dans un métro jaune et rouge ou gris et bleu…Un escalier mécanique en bois te portait du tunnel jusque’à l’air libre, en face du Bon Marché…

(Sèvres-Babylone..des Assyriens à la barbe frisée dans un quartier de curetons! L'escalier roulant avait des marches en bois )

.Entrée dans la taule, parfums de femmes, poudres et maquillage, rouge à lèvres, et des jambes , des jambes des jambes dans du nylon qui était arrivé quelques années plus tôt avec les G.I de l’oncle Sam. Douce chaleur du magasin, ascenseurs avec liftier qui énumérait la spécialité de chaque étage avant d’ouvrir une grille cuivrée que se repliait latéralement pour laisser passer le bourgeois.

Premier étage, parapluies, lingerie fine, vêtements d’hiver, deuxième étage jouets, ceintures, bagages, vêtements d’été…

Le plus incroyable restait le passage souterrain qui reliait « l’ancien » et le « nouveau » magasin, une vaste bâtisse de 1924. Dans le court passage au niveau du sous-sol, les murs abritaient des aquariums avec bruits d’eau, ambiance humide, et vision des petites étincelles de vie à fines nageoires qui regardaient, derrière leurs petits murs de verre, passer les belles femmes du sixième allant à leurs affaires.

Si tu voulais voir du haut de gamme hôtelier, tu devais traverser le boulevard Raspail et te frotter au Lutétia, un hôtel de luxe qui avait vu passer les voyageurs de l’exposition universelle, les boches ensuite, puis en 1945, les déportés de retour de l’enfer nazi.


Moi, ce qui me plaisait, c’était la belle porte à barres de cuivre, les trois marches qui te faisaient pénétrer dans un monde incroyable et l’odeur si particulière de propre qui régnait dans l’établissement. Les nappes de la brasserie étaient raidies par l’amidon, les serviettes en forme de cône, les chaises bien trop hautes pour moi.

(L'Hôtel Lutétia . Des heures de gloire aux heures sombres en passant par L'Abwher ( contre-espionnage Allemand, au retour des déportés. C'est toujours un hôtel de luxe. C'est Madame Boucicaut, propriétaire du Bon Marché qui avait eu l'idée de le construire pour héberger les " clients de province" )

Pas très loin du Lutétia se trouvait un coiffeur Arménien à qui ma mère me confiait mais seulement pour les grandes occasions. En face de Saint-Sulpice qui se dressait pas très loin du «Lutétia » se trouvait le quartier du Vieux-Colombier, un petit coin de province avec son aimable théâtre, la charcuterie Doremus, les magasins d’instruments de musique de la Rue de Rennes, et pas loin le collège Stanislas, autre fabrique d’élite d’un niveau bien trop difficile pour que je prétende pouvoir un jour user mes fonds de culotte sur les augustes bancs de cet institution privée d’obédience catholique…

(La cour de "Stan", le collège Stanislas fondé en 1804. Une fabrique à élite.)


A deux jeux de jambes du 17 Rue Saint Romain se trouvait un mystère encore plus insondable pour moi : la fontaine toute proche de la rue Vaneau, souvenir en pierre de l’époque Napoléonienne et de la campagne d’Egypte. Par un curieux hasard, la statue du Fellah se trouvait à quelques dizaines de mètre à peine de l’appartement de mes grand -parents, nés à Ismaïlia, élevés entre deux cultures, et restés amoureux de l’Egypte et de sa Compagnie Internationale du Canal de Suez. Mais que faisait donc cet émissaire de Pharaon en plein cœur du sixième arrondissement ?

(La statue du Fellah de la fontaine Vaneau. Un curieux emplacement qui me faisait penser à l'Egypte inconnue)


En sortant du Bon Marché, les yeux encore plein d’images, nous passions parfois prendre le pain dans une petite boutique au tout début de la rue du Cherche Midi. Ce n’était pas le gros pain de quatre livres mais un pain en forme de boule. J’ignorais qu’un tel pain puisse exister. Le boulanger, un certain Pierre Poilane livrait dans les troquets du quartier le bon pain cuit dans un four à bois.

(Pierre Poilâne avec ses deux petites filles)


Pour rentrer, il fallait passer devant un bâtiment sombre, triste, d’un autre siècle qui se dressait au coin de la rue du Cherche-Midi et du Boulevard Raspail. Le visage des parents s’assombrissait un peu en passant devant la sinistre bâtisse : l’ancienne prison militaire du Cherche-Midi avait vu défiler tant de résistants…


Pourquoi je te raconte tout-ça ? Simplement parce que le sixième arrondissement de Paris ne m’est jamais sorti complètement de la tête. Il a laissé des cicatrices visuelles, des souvenirs auditifs, des senteurs de feuilles mortes humides, des odeurs de marrons-chauds devant le métro, et le souvenir des premiers parfums de femme respirés en entrant au "Bon Marché" par l'entrée qui donnait directement dans le rayon des produits de beauté aux senteurs magiques.


© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires

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