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MORVANDIAU LE COEUR LEGER

J’ai quitté mon patelin d’Arnay-le-Duc, dans le Morvan avec mon baluchon, une paire de soulier neufs et, inscrite à la plume sur un morceau de papier, l’adresse de la "cayenne" (1) où devait avoir lieu mon premier rendez-vous chez les Compagnons du Devoir.

Mon père François Laboureau, qui était lui-même compagnon mais avait atteint l’âge de revenir au pays, m’a donné quelques noms « au cas où » mais m’a bien précisé que je devrais me débrouiller tout seul. J’ai l’âge requis pour prendre ma vie en charge.

(Les travaux du Trocadéro. Une partie de l'ossature sera conservée)

Ma mère, Marie Delestraint aide mon père à la ferme où trente-sept « charolaises » et quelques animaux de basse-cour suffisaient jusqu’à présent à nous faire vivre.

Dans ma "cayenne" situé près du Boulevard Saint Germain à Paris, il y a plus de confort que chez nous. Je partage une chambre avec un compagnon plus âgé, François Perrineau, de 7 ans mon aîné et qui a été reçu sous le nom de « Savoyard la Fidélité » (2). C’est le « premier en ville » (3) et c’est grâce à lui que j’ai trouvé du travail comme apprenti et finalement compagnon sous le nom de Morvandiau le Cœur-Léger. Chaque matin, je vais rejoindre l’énorme chantier où se construit un bâtiment qui doit se nommer Palais de Chaillot. Je n’ai jamais vu un chantier comme celui-là.

(Les travaux sont presque terminés)

Savoyard la Fidélité est un fonceur qui croit en l’avenir. « Que du vieux tout ça » dit-il en regardant avec moi les décombres de l’ancien bâtiment. C’est vrai que j’ai un peu de vague à l’âme en voyant ce qu’il reste de l’ancien Palais du Trocadéro un une partie de l' ossature qui a survécu à la démolition sera partiellement utilisée comme squelette du nouveau bâtiment de style « néo-romain ».

J’avais vu des photos sur carte postale de l’ancien Palais dans une librairie à Avallon et cela m’avait bien plu. Je m’imagine souvent vivant en 1900, lors de l’exposition universelle, traversant la Seine depuis la Tour Eiffel, marchant vers l’immense Trocadéro. Depuis sa construction en 1878, jusqu’à sa destruction, le bâtiment aura vécu cinquante-six ans, ce n’est pas mal pour un palais qui n’avait pas vocation à survivre à l’exposition universelle de 1878 mais a finalement vu passer celles de 1889 et de 1900, et servi également de repère aux parisiens à travers le conflit de 1914 à 1918.

(La salle de spectacle est démantelée.Les souvenirs des dernières années s'envolent)

Mais cette époque est terminée, une autre doit commencer, et le règne du béton prends le pas sur les anciennes méthodes. C’est un de mes regrets ! c’est vrai que j’ai du mal à vivre ce changement d’époque, car en fait c’est bien de cela qu’il s’agit : effacer un passé pour construire un avenir, et tout cela me fait peur et quelque part m’affecte plus que je ne veuille l’admettre.

Les autobus remplacent les tramways, les voitures sont de plus en plus puissantes, les techniques nouvelles se développent tandis que chez les compagnons, on est plutôt dans la tradition, l’ordre, le calme, le geste précis, le beau, le noble.

(L'exposition Internationale de 1937.Dans deux ans, la Pologne sera envahie...)

On fait des rampes d’escalier en bois,des charpentes,des clochers d'église, certains restaurent même des châteaux et des bâtiments historiques.

Dans les parcs de la capitale, les « autres » ont même fait des arbres en béton car depuis Napoléon III qui a encouragé cette nouvelle technique, l’homme imite la nature dans les grands parcs de la capitale en fabriquant des rampes d’escalier et autres garde-fous censées représenter de vrais troncs d’arbres.

Savoyard-La-Fidélité, qui a été à l’école bien plus longtemps que moi, n’aime pas le style architectural utilisé par les architectes du projet « Ça fait massif, ça fait martial, ça fait Mussolinnien » me dit-il. Même si la disparition de l’ancien palais m’attriste, j’aime finalement bien ce bâtiment équilibré qui sort de terre, comme je me suis également mis à aimer ce chantier depuis lequel, en se tournant vers le sud on a une belle vue sur la Tour Eiffel.

(L'ancien Trocadéro...le souvenir d'un fait d'armes qui date de 1823 et d'une victoire Française sur les révolutionnaires libéraux Espagnols à Cadix)

Entre les deux ailes du projet, il y a un grand espace qui me rappelle que, compagnon du tour de France, je suis voué au voyage et à la liberté.

Hier j’ai aperçu Léon AZEMA (4) qui venait inspecter le chantier avec Jacques CARLU et Louis-Hyppolyte BOILEAU, des messieurs à chapeau dont le projet gigantesque a été retenu par le ville de Paris. Pour aller de la cayenne jusqu’au chantier, je prends le métro sur la ligne 4 et la ligne 6. J’aime bien la ligne 6, c’est un peu plus long depuis Saint-Germain des Prés, mais quel bonheur de voir Paris défiler sous mes yeux depuis mon siège en bois dans mon wagon de deuxième classe.

(Détruire et remplacer par du "neuf" à la veille de l'exposition Internationale de 1937)

Le métro sort de terre à la station Pasteur et rentre dans son tunnel à Passy. Quand le métro traverse la Seine sur le pont qui relie Passy au quartier de la Tour Eiffel (5), je peux voir l’énorme chantier et tous les travaux de l’exposition en préparation, celle qui doit ouvrir au public ce 1er mai , une date symbolique pour ce gouvernement qu’on appelle « front populaire ».

Chez les compagnons, on suit avec intérêt ce qui est en train de se passer. Il y a un an, Léon Blum était nommé président du conseil. La politique, on en fait pas, chacun a ses propres opinions, ses propres idées, et ce qui compte chez nous c’est avant tout l’amour du travail. Pour moi, c’est le travail du cuivre, des mètres et des mètres de tuyau de cuivre pour les installations sanitaires du Palais de Chaillot, des collets à battre, du cuivre à travailler, mes journées sont pleines.


(La Ligne 6 ne traverse pas la Seine....le pont n'existe pas encore..)

Savoyard-la-Fidélité a une voiture, une Simca 5, et de temps en temps, il m’invite pour une promenade du côté de Nogent ou nous mangeons de la friture. Il me parle de sa Savoie, je lui raconte la Nièvre. L’an dernier, il y a eu une grève sur le chantier, nous, les compagnons, nous sommes faits discrets, se faire remarquer n’est pas dans notre culture, mais c’est vrai, les mille ouvriers du chantier de l’exposition ont arrêté le travail et fait circuler des troncs en fer blanc pour recueillir les dons du public qui visitait les travaux. Chaillot est à un jet de pierre de Passy…J’aime bien ce quartier bourgeois dans lequel habitent des grands noms de la finance, du spectacle, du cinéma, des arts et des lettres. Le Palais de Chaillot est situé sur la colline du même nom. Au-delà, il y a de grandes avenues bien dégagées, l’arc de Triomphe, et les allées qui mènent vers le bois de Boulogne.

(Des compagnons du Tour de France réunis pour une photo. L'établissement derrière eux est peut-être une "cayenne")


Dans ma cayenne de Saint-Germain des Prés, Eulalie Grangier, la mère, (6) s’occupe avec amour des neuf compagnons qui travaillent avec moi sur le chantier du Palais de Chaillot. Nous l’appelons avec affection « Maman-Lili ». Baptiste Cornavin, le père (7) veille avec « Maman-Lili » au bon moral et à la cohésion du groupe de compagnons. Pas de beuverie, des sorties raisonnables, les tâches ménagères auxquelles nous participons volontiers, tout est organisé pour vivre dans l’harmonie et le respect du travail à accomplir. Dans la cayenne, aucun journal ne circule. C’est pour ne pas froisser les sentiments des uns ou des autres. Il y a quelques jours, alors que j’étais dans le métro, un ouvrier assis en face de moi lisait l’Humanité. A la une, le bombardement d’une petite ville Espagnole du nom de Guernica a retenu mon attention. Il y a quelques jours, un dirigeable qui assurait la ligne atlantique entre l’Allemagne et les Etats-Unis s’est écrasé à Lakehurst et a complètement été détruit par les flammes.

(Les derniers tramways de Paris. les rails ne seront enlevés que bien plut tard dans les années soixante)

Aux actualités cinématographiques du cinéma boulevard des Italiens, juste avant le film « Pépé le Moko » on pouvait voir des gens qui s’enfuyaient du dirigeable en flammes. Cet accident fera trente-cinq morts. En dehors de la cayenne, quand le temps nous le permet, nous discutons souvent de cette guerre en Espagne, dans laquelle sont impliqués, en plus des combattants espagnols, des volontaires qui viennent d’un peu partout. Un des compagnons de « chez nous » a même décidé de mettre entre-parenthèses son engagement compagnonnique pour aller rejoindre les brigades internationales.

Recherche de la perfection, amour de l’équilibre, passion du beau, la liturgie des compagnons s’accorde mal avec le rythme du chantier et la pression qui nous pousse à devoir travailler toujours plus vite. C’est vrai que la vie des compagnons a changé depuis l’époque d’Agricol Perdiguier, mon héros, qui a porté notre mouvement ouvrier sous le nom d’Avignonnais La Vertu.

(L'intérieur du Trocadéro....quatre mille six-cent places...plus que le Palais des sports de la Porte de Versailles...)

Pas très loin de l’entrée du bâtiment dans lequel je travaille, un sculpteur qui se nomme Henri Bouchard a prévu d’installer une statue qu’il a appelé « Apollon musagète » ou Apollon conduisant les muses… Il parait que la statue lui a été inspirée par le ballet d’un certain Stravinsky, datant d’il y a dix ans. Hier soir, alors que je terminai ma journée de travail, j’ai remarqué en sortant de l’aile du côté de Passy, une inscription sur le fronton du bâtiment : « Choses rares ou choses belles Ici savamment assemblées Instruisent l'œil à regarder Comme jamais encore vues Toutes choses qui sont au monde »

Voilà de quoi faire réfléchir les représentants des cinquante-quatre pays qui vont participer à l’exposition dans quelques jours.


Demain, je battrai aux champs (9) pour aller rejoindre d’autres compagnons au chantier de la Ciotat ou un bateau ravitailleur de la Marine Nationale, l’Adour, est en construction.


De nombreux compagnons qui savent travailler le cuivre sont déjà sur place. Avant de quitter Paris, je suis allé faire quelques pas sur l’île au Cygnes, pas très loin du pont sur lequel passe le métro J’avais besoin de retrouver un peu de calme avant mon départ pour le sud.

En retournant à pied vers ma cayenne de Saint-Germain-des-Prés je suis passé une dernière fois devant le Palais de Chaillot: les premiers drapeaux des nations participantes étaient déjà montés en haut des mâts, Sur l'un d'eux, il y avait un marteau et une faucille.

Je ne sais pas à quel pays il appartenait...


© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires

(Léon AZEMA, architecte de la Ville de Paris, mort en 1978)


(1) A l’origine, la Cayenne était la maison qui accueillait les Compagnons. Aujourd’hui, par extension, le mot « Cayenne » désigne les sections de l’Union Compagnonnique (Exemple : La Cayenne de TOURS).

(2) Les compagnons reçus choisissent un nom compagnonnique qui se compose de la région d’origine associé à une vertu morale ou humaine

(3) Responsable d’un compagnonnage dans une ville du Tour de France

(4) Un des architectes du projet avec J. CARLU et L-H BOILEAU.

(5) Morvandiau le Coeur-Léger pense à la station de métro "Grenelle" ancien nom de le station Bir-Kakeim qui existe à ce jour.

(6) Femme chargée dans chaque maison de compagnons de la responsabilité de la bonne organisation matérielle, de la bonne santé morale et physique des itinérants, ainsi que la transmission des valeurs compagnonniques.

(7) Père, aussi appelé maintenant prévôt : équivalent masculin de la Mère. Il peut être ancien compagnon. (8) L’exposition fut inaugurée le 4 mai par Albert Lebrun, président de la République.

(9) Pour un compagnon du Tour de France, l’expression « battre aux champs » désigne le fait de quitter une Cayenne pour s’en aller vers une autre dans une autre ville.

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