Si j’ai aimé l’histoire, ce n’est certainement pas grâce aux enseignants qui ont suivi ma scolarité houleuse dans les nombreux établissements publics ou privés de Paris et de la petite couronne…
Je me souviens de Monsieur Dorne et de sa blouse grise avec ceinture, de sa rigidité académique qui nous obligeait à ingurgiter et mémoriser des morts de Louis XVI, des Etats Généraux, des terreurs de la révolution, des restaurations de la monarchie, des communes de Paris…des dates qui, pour moi, ne comportaient aucun intérêt et n’engageaient certainement pas à une quelconque découverte de la Grande Histoire.
Si j’ai aimé l’histoire, si j’ai appris à développer un intérêt pour le passé, c’est parce qu’au lieu de suivre mes condisciples, j’ai laissé mes pas me porter au hasard des rues de Paris, vers des horizons inconnus, des rues chargées d’une vie ancienne, des lieux improbables ou règne encore le souffle de ce qui fut. Juste un peu d’imagination, juste un instant de calme, juste un regard crédule, juste un silence dans le brouhaha des carrefours où me menait l’instinct ou la curiosité.
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(Il y avait des petits squares discrets cachés par des arbres...)
Du grand soleil parfois, du plus nuageux souvent, à pied, toujours à pied pour vivre le passage d’un endroit à un autre, apprécier les transformations micrométriques du ressenti, les impressions, voir les images se construire doucement quelque part en soi. A pied, toujours à pied. Les autres sont en salle de cours, ma salle de cours à moi, ce sont ces rues qui m’accueillent dans ma quête permanente. Mes tableaux d’honneur, mes prix d’excellence, ce sont les images qui me fascinent et qui me relient à un passé étonnant dont Paris ne se débarrassera jamais.
Par bonheur, il existe les photos, les preuves de ce qui fut. Ressentir l’irréversibilité du temps et de ses complices le béton et les promoteurs, savoir faire le plein d’images pendant qu’il en est encore temps, domestiquer les souvenirs, apprendre à dompter la mélancolie qui gagne à chaque fois qu’une maison se déchire sous le coup des engins de chantier, cela ne peut être fait qu’en avalant des kilomètres et en restant perméable à tout ce qui a été et qui commence à ne plus être dans un Paris changeant déjà depuis un bon moment. Alors, vite, marcher, marcher encore en découverte, marcher jusqu ’à ce que les genoux te fassent mal, que tes pieds crient merci, que ton cœur soit saturé par les émotions du jour.
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(Rue Watt, vue par Jacques Tardi)
Le Treizième, c’était un peu la province. Depuis le Lycée Montaigne, il fallait se laisser glisser en passant vers le 5 ème, traverser "la Moufe" et les Gobelins, et débarquer dans le coin après avoir emprunté l’avenue d’Italie. En partant du Petit-Montrouge, tu descendais la rue d’Alésia jusqu’à ce qu’elle se transforme en rue de Tolbiac et tu continuais vers l’est pour rentrer dans le quartier de la Gare, ce coin de Paris d’où partaient les convois du Paris-Orléans, en route vers le sud-ouest. Trains d’hispaniques retournant au pays le temps d’un congé, trajets moins long d’un voyage vers le sud-ouest, voyages quotidiens vers l’Essonne ou l’Orléanais.
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(Rue Watt...de la fonte pour soutenir le Paris-Orléans)
Descendre la rue de Tolbiac, pas vraiment un plaisir, alors il vaut mieux se glisser dans les ruelles secrètes qui font du treizième un aimable bourg de province plein de retraités, de chats, de poussière. Personne n’aurait eu l’idée d’habiter dans le treizième, et pourtant il y a des gens qui n’ont pas encore changé de siècle, et c’est bien comme cela. Rue du Moulin des Prés, Rue du Moulin de la Pointe, impasse Baudran, Impasse Onfroy, Rue Henri Pape, des petites maisons avec un rez-de-chaussée pour vivre et un seul étage pour dormir et rêver, du lierre, des roses trémières, des pavés, et le souvenir du treizième laborieux et modeste qui deviendra bientôt un treizième pour riches mais les gens ne le savent pas encore.
A l’angle de la rue Vergnaud et de la rue Wurtz, se trouvait le temple Antoiniste, abritant ce culte guérisseur d’inspiration chrétienne fondé en Belgique à la fin du XIX ème siècle. Ce petit temple gardait fièrement le carrefour, sa façade peinte en blanc, les fidèles du culte étaient répartis en France et en Belgique. Qui aurait pu rêver mieux que ce petit carrefour tranquille du 13ème pour y établir ce lieux de religion théosophique…
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(Une cour dans le vieux 13ème...un peu de rêve)
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(Pour aller dans la banlieue sud depuis la porte d'Ivry, il y avait le trolleybus avec ses grandes perches qui suivaient les fils...)
Pousser un peu plus loin, par curiosité, et découvrir le petit square des Peupliers, se glisser entre les pavés, écouter le temps qui n’en finit pas de s’écouler, cela faisait du bien à l’âme, et si on souhaitait l’émerveillement, il suffisait d’aller pas très loin, rue de la Colonie, et de quitter en esprit Paris pour se retrouver dans une province de n’importe où, et c’était génial. Cette vision récompensait d’avoir fait le trajet à pied depuis le Lycée Montaigne et valait bien de recevoir par la suite une « punition administrative » pour absence irrégulière.
Les usines Panhard, Say ou Thomson concentraient dans le secteur une population ouvrière, des petits commerçants, des petits artisans peinant à subsister. La rage de l’immobilier sévissait encore sur d’autres quartiers de Paris, plus rentables, plus visibles, et cela convenant très bien à ce petit monde. Au sud de cette province, la limite était constituée par le ligne en brique rouge des HBM de la ville de Paris, précurseurs des futurs HLM.
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(Les usines du lit "Pardon" dans le 13ème...drôle de nom ? Pardon d'avoir couché ? d'avoir trop dormi ? et surtout, qui devait pardonner, lui ou elle ?)
Avenue de Choisy, il y avait également pendant un temps l’usine fabriquant les lits Pardon, mais 1928 c’était bien avant l’époque dont je parle aujourd’hui. Pas de Chinois, Pas de Vietnamiens, que des petites épiceries ouvrières avec balais en paille de riz, cire d’abeille, serpillères accrochées et eau de javel ; encore trente-deux ans à attendre avant l’apparition des premières supérettes qui achèveront de détruire une partie du tissu social urbain pour le plus grand plaisir des consommateurs.
Pour repartir vers la banlieue, depuis la Porte d’Italie, il y avait des trolleybus bien silencieux équipés de longues perches suivant les fils aériens parallèles en allant vers le sud. Rêver un peu plus dans le brouillard de la fin Novembre ?
L’étrange rue Watt pouvait t’accueillir dans ta quête d’émotion. 500 mètres de long, 12 mètres de large, un univers de silence en dehors du grondement épisodique des convois qui roulent au-dessus. Partir du bas de la Rue Cantagrel, longer le trottoir surélevé, et arriver pas très loin de la Seine en étant passé sous la totalité des voies du P & O, quelle affaire géniale avec en plus le souvenir des polars de Léo Malet et de son brouillard au pont de Tolbiac.
On suivait le trottoir pour ne pas avoir à se presser, même si seulement de rares voitures empruntaient cette étrange artère dont les pavés inégaux promettaient souffrances et grincements aux amortisseurs les plus modernes.
Si tu croisais quelqu’un, c’était bien rare, tu le regardais dans les yeux et tu cherchais à deviner pour quelles raisons il empruntait en même temps que toi cette voie oubliée du temps et qui s’étirait entre deux mondes.
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(Le Temple Antoiniste de la Rue Vergniaud à l'entrée du 13ème arrondissement)
Une fois sorti de la rue Watt, le cœur encore tout heureux d’avoir traversé sous les rails, le choix était incertain : traverser la Seine au pont de Tolbiac et s’en aller vers une autre découverte, ou bien tourner les talons pour rentrer à regret au bercail et dissimuler aux parents la journée buissonnière enchanteresse.
Bien souvent c’est l’appel de l’aventure qui m’a fait prendre la bonne décision en faisant un compromis, et cette fois-là il faut rejoindre le quai d’Austerlitz pour comprendre pourquoi et comment le métro traverse la gare, puis voler au-dessus de la Seine en comptant les péniches qui montent ou descendent le ventre plein ou vide, navigant sous les ordres de bateliers Allemands, Français, Hollandais ou Belges.
Depuis le pont, le regard embrasse le début du 12ème arrondissement et se pose sur un étrange bâtiment situé au 2 de la voie Mazas : pour aujourd’hui, les macchabées de l’institut médico-légal attendront encore un peu qu’un rayon de soleil se pose sur les briques rouges…
© 2017. Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires