Mon brave père ne comprenait pas comment des billets de 100 francs pouvaient disparaître de son portefeuille. Il ne comprenait pas non plus l’histoire des chèques au porteur encaissés auprès de sa banque pour payer un voyage par avion à Nice, un dîner au Chanteclerc et une nuit à l’hôtel Negresco de la Promenade des Anglais.
J’étais inéducable.
J’aurais pourtant bien voulu plaire aux parents très comme il fallait, qui souhaitaient pour moi un avenir radieux plein de « ce » qu’ils n’avaient eux-mêmes pas eu…Le cocon s’effilochait en ce printemps de 1967. Il y avait eu les différentes écoles, privées ou publiques, quelques lycées, une institution de Jésuites en face des jardins du Luxembourg, à l’époque où la partie de flipper coûtait vingt centimes de nouveau francs.
(Cent "nouveaux" francs en remplacement des 10.000 anciens francs)
Il y avait eu aussi les inquiétudes exprimées par ceux des professeurs qui m’aimaient bien je pense, probablement étonnés par ma capacité à rendre hilare une austère salle par le biais de facéties dont il vaut mieux ne pas parler. « C’est un esprit très créatif » avait dit mon prof de Math à ma pauvre mère, « Il pourrait être avocat » renchérit la prof de Français alors que je lui avais tenu tête lors d’un échange concernant la façon dont la langue de Voltaire était enseignée.
« Il deviendra un voyou » avait dit de façon cinglante le "surgé" , Monsieur Costa-Maroni, un Corse aigri qui aurait sans doute préféré avoir été nommé sur son île plutôt que de devoir surveiller au Lycée Montaigne, une assemblée de plusieurs centaines de crétins en cours de formatage par la poussiéreuse Education Nationale avec l’aide de professeurs à l’esprit étriqué, au verbe blessant, et au cœur généralement sec. Il y avait aussi Sophie S…Martine D… Bénédicte M…et Peggy qui portait des bas à maille résille qui affolaient tous les copains et dont j’étais un admirateur forcené, prêt à n’importe quelle bassesse pour un regard de sa part, et encore mieux si c’était un sourire.
(Le Polly Maggoo....un troquet de la Rue Saint Jacques devenu un mythique lieu de rencontres et plus si affinités.)
J’avais réussi à enrôler mon matheux de frère et à le sortir un peu des masses de papiers couverts de calculs qui jonchaient le plancher de sa chambre. L’idée avait germée d’observer avec quelle vitesse Le laboratoire Scientifique de la Préfecture de Police pouvait se déplacer pour effectuer si besoin était un déminage impliquant une bombe artisanale. A l’aide de composants électroniques dérobées en toute discrétion dans les stocks du père et par le biais de plusieurs soudures artisanales reliant entre eux résistances, transistors et condensateurs, ma fausse bombe prenait forme. Il ne manquait plus qu’à fabriquer trois cylindres en pâte à modeler brune, attacher le tout ensemble, ajouter une pile Mazda de 4,5 volts reliée à une petite ampoule pour faire plus vrai que vrai, et la boite de biscuits LU se transforma en objet explosif peut-être fabriqué par des anarchistes, qui sait ?
Restait à trouver un « objectif d’attaque » : ce fut l’ancien appartement d’Ilitch Oulianov, dit Lénine, qui avait habité à quelques mètres de chez nous, dans un appartement de la rue Marie-Rose, racheté par le PCF et aménagé en lieu de recueillement historique pour les délégations soviétiques qui visitaient parfois la France. Dans la plus pure des traditions conspirationnistes, la boite métallique fut donc déposée sous un véhicule garé devant l’immeuble du célèbre bolchévique.
( Une boite de biscuits LU en fer, quelques composants, une pile, une ampoule : notre fausse bombe était placé devant l'immeuble où habitait Lénine...on aimait bien faire des conneries...)
Ce jour-là, au service spécialisé de la Préfecture, le téléphone sonna et une voix anonyme mit en garde les fonctionnaires sur l’existence d’un engin explosif placé « aux alentours » de l’appartement d’un personnage politique célèbre ayant habité en face du couvent des Franciscains. Le coup de fil donné d’un téléphone public nous mettrait en dehors de poursuites judiciaires. Une fois la préfecture prévenue, le repos s’imposait. Assis sur un de ces fameux bancs publics qui se trouvait en face de la rue Marie-Rose, mon frère et moi attendions la suite des évènements dans un état d’intense jubilation. De plusieurs directions à la fois, les véhicules de police surgirent, le périmètre fut bouclé à quelques mètres de notre banc alors que de courageux démineurs, charentaises aux pieds pour étouffer d’éventuelles vibrations, remontaient la rue munis d’un miroir sur une perche pour inspecter le dessous des véhicules.
(Quai aux Fleurs, boums chez les copines, le seul souci était de rentrer à l'appartement sans se faire prendre)
Peu de temps après , toujours dans le but louable d’évaluer le temps de réaction des forces de polices à la suite d’une dénonciation anonyme, un simple coup de téléphone aux autorités et la transmission du numéro de plaque du véhicule de mon père, en déplacement vers le sud de la France, suffit à lancer une chasse à l’homme ( et à son épouse) sur l’autoroute A6 avec nombreux barrages, gendarmerie de campagne en treillis vert, démontage consciencieux du véhicule à la recherche de « plastique » puis, abandon du dit véhicule près de Nice et retour sur Paris en avion des parents pourchassés comme des terroristes jusqu’à ce qu’un flic, un peu plus brillant que ses collègues, suspecte la mise en place d’un canular de mauvais goût. « Connaissez-vous quelqu’un qui pourrait vous en vouloir ? et pourquoi ? » avait demandé ce fonctionnaire à mes parents, et mes parents de répondre : « ce n’est certainement pas nos enfants, ils seraient incapables de faire une telle bêtise ».
SI ! nous l’avions fait.
(Une chambre de bonne dans un immeuble Haussmannien)
Mon frère était matheux, intime en esprit des grands chercheurs en chiffres et autres équations. Bien qu’il fût mon aîné de plus d’un an il ne semblait pas atteint par les débordements hormonaux et préférait la sagesse et l’aridité de ses traités de physique et de math, aux sorties débridées qui remplissaient maintenant souvent mes nuits. Il fallait en premier attendre l’endormissement parental, éviter les lattes grinçantes du parquet de chêne de Hongrie, se glisser dans la cuisine en éviter de marcher par erreur sur l’un des cinq chats qui peuplaient l’appartement en journée mais partageaient un couchage commun la nuit. A l’aide d’une clé « disparue » depuis longtemps, je pouvais accéder en toute impunité et dans un silence absolu, à l’escalier de service et à la liberté. Une fois la porte refermée doucement et les premières volées de marches avalées sur la pointe des pieds encore déchaussés, le cœur battait un peu plus fort. Moment délicieux où je partais pour l’aventure. Ce soir, cet autre soir, ce serait une « boite de nuit », un «club" nécessairement un endroit ou allaient les copains du lycée qui habitaient du côté de l’Odéon et dont les parents étaient d’esprit plus ouvert que les miens. On se retrouvait au petit bonheur, chacun connaissant les habitudes de l’autre. Un même but : un slow avec Justine, Fanny, ou Armelle…On portait tout une cravate. Cela nous donnait un air un peu plus sérieux. On faisait propre sur nous mais l’hygiène faisait parfois défaut, faute de bonnes habitudes. Au Roméo-Club, c’était la pagaille devant l’entrée…on se faufilait…on truandait à une époque où la majorité était à vingt-et-un ans.
Et puis il y avait dans notre bande Frederic D, un copain de lycée, fils d’un compositeur-parolier très connu…je pense que cela aidait un peu, même beaucoup. Il y avait les troquets de Saint-Michel, l’appartement de Caroline situé quai aux Fleurs, un vaste duplex de plus de trois cent mètres carrés avec plein de chambres…. Quel que soit l’endroit où tu allais, si tu n'avais pas emballé à la moitié de "whiter shade of pale», t'étais un moins que rien et dès le lundi matin au lycée tu étais bon pour les quolibets ! Ah les sacrées odeurs de transpiration qui imbibaient les pulls en shetland à la mode à cette époque. Nous savions que les filles qui sortaient en boite le faisaient pour la même raison que nous et quand des larmes nous perlaient, ce n’était pas au coin des yeux mais souvent à la fin d’un slow qui nous avait donné plein d’idées et plein d’espoirs. De temps en temps, une copine ou un copain faisait le déplacement jusqu’à l’institut prophylactique de la rue d’Assas, où, anonymement, l’on pouvait se faire traiter pour des maladies suspectes dont nous connaissions tous l’origine. La consultation se terminait en général par les recommandations d’une infirmière amusée rappelant que l’utilisation d’un bon savon « après » contribuerait à une meilleure hygiène. Le cinéma à un franc de la Rue d’Alesia était déjà loin, les week-ends à la campagne s’effaçaient de mon souvenir. J’étais avide d’une liberté dont je ne savais rien, je voulais trouver ma place, je pensais que c’était facile.
Si j’avais déjà la moitié du corps et un petit peu de l’esprit hors du moule, J'avais encore un pied et une jambe dans le cocon, encore coincé parce qu’il était peut-être trop tôt pour le sevrage.
Heureusement j'avais déjà trouvé cette clé de la liberté, celle qui ouvrait sur l'escalier de servitude qui, s’il me permettait une fuite discrète et nocturne, montait aussi vers le septième étage et parfois le septième ciel... Septième étage, Emile Zola, la domesticité servant la bourgeoisie : les chambres de bonnes ; onze appartements,chacun avec sa chambre de bonne, donc onze portes. Un gris-brun pisseux peint sur les murs, un parquet usé par les lavages à l’eau de javel, des odeurs de cassoulet en boite, de détergeant, de poussière, un fond de radio au travers d’une porte, et le chuintement permanent de la chasse d’eau dans les toilettes à la turque utilisées par les locataires de l’étage.
La tabatière rouillée ouvrait sur un toit en pente douce. En un coup d'échelle en bois, j'étais délivré des contraintes...À un jet de pierre se trouvait le clocher de l'Eglise d'Alésia. Les chapeaux en terre cuite des cheminées semblaient plus ocre encore dans la lumière du soir d'été. Personne ne savait où j'étais, personne ne savait que c'était moi qui avait volé la petite clé en acier brillant qui allait faire de moi un oiseau de nuit.
Pendant ce temps-là, mes livres de classe restaient définitivement fermés et Henri IV pouvait bien aller à sa messe sans moi ! J'avais déjà Paris pour moi tout seul… !
Les toits des immeubles des rues Alphonse Daudet, Leneveux, Adolphe Focillon et Sarrette forment un vaste quadrilatère dans lequel il fait bon marcher, à cheval entre le monde d’en haut et celui d’en bas. Personne ne le sait, mais je suis fasciné par les couleurs des toits, la vision des fenêtres des chambres dites « de bonne ». C’est magique.
De temps en temps, une fois lâché dans la nature, n’ayant même pas une pensée pour les parents plongés dans le sommeil et ignorant tout des frasques de ce fils un peu hors limites, je marchais à grand pas vers le Garage Horizon, rue de la Tombe Issoire, passais devant un gardien endormi, montais jusqu’au troisième demi étage pour y emprunter, sans permis de conduire, la voiture familiale dont la clé restait toujours sur le contact comme le voulait le règlement intérieur du bâtiment.
Un soir de janvier, alors que la neige commençait doucement à recouvrir la place Victor Basch et que mes projets nocturnes incluaient un tour dans un bois connu des habitués pas très loin de l’avenue Foch, découvrant que la clé de la Ford Taunus du père n’était pas dans le véhicule, j’avisai le véhicule voisin, une petite berline de marque Anglaise. Voyons simplement si elle démarre…ah, oui, ça fonctionne…allez, une petite marche arrière…pourquoi pas descendre au rez-de -chaussée…et puis là, sous la neige qui tombe maintenant dur, aller vers la place d’Alésia, enfiler l’avenue du Maine, le boulevard Montparnasse, traverser la Seine, le Trocadéro, retrouver les copains qui m’ont fixé rendez-vous dans un bar « spécial » du dix-septième avant la ballade au bois. Pas de permis de conduire, voiture volée, gamin au volant, inconscience imbécile : belle mentalité…Et puis ça dérape, la neige est épaisse, la voiture roule trop vite, c’est l’impact avec un réverbère du mobilier urbain de la ville de Paris. Choc violent, mais rien de grave en vrai. La voiture roule. Allez ! on arrête les conneries…
Vite, rentrer dans le cocon, laisser le bois aux voyeurs, les copains à leur « baby », Caroline à son nouveau copain beaucoup plus mature que moi de toute façon. Vite, rentrer dans le 14ème, trouver une place pour y abandonner la voiture volée et disparaître dans la nature. Rue de la Tombe Issoire, à une cinquantaine de mètres du garage Horizon, j’ai trouvé une place pour la petite berline anglaise. J’ai laissé la clé sur le contact, j’ai laissé à l’intérieur les souvenirs étranges de cette soirée…
Remonter l’escalier de service alors que les parents dorment encore, rentrer doucement dans la cuisine, ne pas marcher sur les chats, trouver le refuge de la chambre, cacher la tête sous les draps pour ne pas entendre sur la porte d’entrée les coups des gendarmes qui n’auront pas manqué de me suivre pour savoir où j’habitais. Tribunal pour enfants ? Maison de correction ? Guillotine?
La neige a recouvert mes pas rue de la Tombe Issoire, la neige a recouvert la petite berline anglaise…personne n’a jamais rien dit.
Il était temps que j’arrête d’être un voyou.
© Juin 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire