Les Bolchéviques, ça me disait rien, les russes blancs non-plus ! Tu penses, à quatre ans !!!
Mon père disait : « les cocos, c’est des bandits », ma mère disait : « paie le taxi… »…
Alors mon vieux à cheval sur ses pensées anarchistes sortait de son veston son portefeuille en croco et donnait au russkoff qui pilotait la « frégate Renault » ou la Ford « Vedette », un bifton en lui demandant un bulletin de voiture que le chauffeur griffonnait sur ses genoux.
Le russe blanc passait la main par la fenêtre, remettait le drapeau en position « libre » et foutait le camp probablement vers Levallois ou se trouvait le dépôt de la « G7 », une mythique compagnie de taxi dont la création remontait au 4 mars 1905.
Place d’Alésia, il y avait plein d’odeurs ! A l’époque c’était bien !
Maintenant c’est encore mieux parce qu’on a l’impression que cela te relie immédiatement à ton enfance. Il y a dans cette enfance un sentiment de sécurité, de prise en charge.
Un truc qui t’appartient jusqu’à ton dernier soupir, et peut être même après puisque tu ne sais pas ce qu’il y a derrière….tu sais toi ?
Le marchand de marron, c’était chié !
(Le marchand de marrons, c'était chié....)
Un mec, une nana, c’était pareil ! Toujours vieux, toujours transi de froid puisqu’il était prisonniers entre le trottoir, les courants d’air du métro, et le ciel de merde d’une fin de journée de décembre, un ciel gris, méchant, imbécile, chargé de te faire perdre espoir qu’il y eut jamais un nouveau printemps.
Du papier journal pour emballer en cornet. Les mains des marchands de marron étaient toujours noires : on ne savait pas trop si c’était à cause des marrons trop cuits ou de l’encre d’imprimerie du rectangle de journal qui suintait à cause de la chaleur.
Les bonnes nouvelles comme les mauvaises emballaient les marrons qui chauffaient les mains à travers les gants en laine tricotée. C’était combien le prix ? Une pièce avec un coq dessus, je me souviens. Le crétin de coq Gaulois… ! Dépiauter les marrons avec des gants ! Je te raconte pas.
-tu m’aides maman ?
-tu pourrais attendre qu’on soit arrivé, non ?
Hé non… ! Je ne pouvais pas attendre.
Ça sentait si bon…
(Les " cloches")
Il fallait passer devant Noblet, le charcutier des bourgeois du Petit-Montrouge!
Une vitrine à faire pleurer le clodo qui avait élu domicile sur d’une bouche d’aération de métro, à la station « Alesia ». Du cochon dans tous ses états, en pâté, en pieds, en tête, avec du persil en plastique et la gueule d’un animal abattu d’un coup de merlin sur la tête et d’un tranchée de couteau dans le cou !
Il avait bonne mine, l’animal.
Il y avait des bacs en céramique de salade de cervelas, de rémoulade, du sauciflard tarabiscoté emballé dans un filet avec un nom pas de chez nous, des saucisses à boche, des saucisses à français, des trucs pimentés, du pinard dans de drôles de bouteilles le cul emballé dans de la paille ….
L’éducation de ma mère n’était pas compatible avec la découverte visuelle de la vitrine du charcutier.
-allez, on y va… !
Putain, comme je t’en veux encore ! J’aurais voulu que tu m’explique tout ! Les saucissons, les machins préparés, le pinard, le repas du dimanche avec des plats tout prêts qui venaient de chez le traiteur…. ! Alors ….On y allait…..
Dans la culotte courte en velours épais, le vent trouve quand même son passage. Devant le brasero du marchand de marron, ça allait…mais là, en trottant sur l’avenue du Général Leclerc, c’est bien moins agréable. Je regarde avec envie ceux qui ont des pantalons…les plus grands, les autres. J’ai froid. Vivement l’appartement…..
L’odeur du pain tout chaud s’échappe du soupirail de la boulangerie rue Alphonse Daudet… ! Quelques ménagères attendent sagement la fin de la cuisson et la mise en rayon des baguettes ! Ah …sacrées baguettes. Pas pour nous …. ! Les cours d’économie ménagère ont du faire rayer de la liste des achats ce gentil pain bien craquant et doré qui fait envie.
Il a été remplacé par le pain de quatre livres, le fameux « gros pain » qui va faire la semaine, ou pas, c’est selon les goûters de la semaine.
(Le dépôt des autobus...c'était fascinant d'en voir autant à la fois)
Pour rentrer à la maison, il faut passer devant BELVAULT, le "marchand de couleurs », dit ma mère.
Marchand de couleurs ? Les seules couleurs que je peux voir ce sont celles, bien vernies, qui composent la devanture de son magasin. On dirait la maison d’Arlequin, des triangles de rouge, des carrés de vert, des trapèzes de jaune peints sur le bois de la façade. Lui a un béret vissé sur la tête. La France éternelle habite cet homme taciturne qui évolue à pas lents et mesurés au milieu de ses trésors : des bidons de cent litres de glycérine, d’essence de térébenthine, des pains de savon artisanal, des bocaux en verre remplis de cire liquide quand tu les ouvre ça sent le musée, des bidons de vernis, des tubes de pigments pour les peintres, des pinceaux, des écumoires en métal, du papier de verre et du mastic de vitrier dans un bac, avec une couche fine d’huile de lin qui protège le tout d’un dessèchement prématuré préjudiciable aux activités de vitriers ambulants qui transportent sur le dos dans quartier tranquille du Petit Montrouge, leurs vitres de différentes tailles.
(Encore un carreau d'cassé, v'là l'vitrier qui paaaasssseeeeuuuu!)
Madame BELVAULT quant à elle, a du faire un long séjour en chambre froide, ou dans un bidon de cire pour antiquaire tant elle est à la fois diaphane, immobile, et absente.
Monsieur BELVAULT a un tablier de maître d’école, de maître des couleurs. De temps en temps, nous y venons pour acheter de la cire liquide qui servira à alimenter la cireuse électrique qui fait briller le parquet en chêne de Hongrie, fierté immobilière de mon anarchiste de père !
Presqu’en face de chez BELVAULT, il y a le confiseur MARADEL.
Lui et sa femme ont du se gaver de sucreries depuis qu’ils sont petits : ils ont dans leur boutique tout ce qu’il faut pour faire rêver un gamin : caramels mous, durs, au café, au chocolat, violettes confites, chardons des Alpes.
Ils sont tellement complémentaires qu’ils en sont devenus incapables de fonctionner l’un sans l’autre. Peut-être ont-ils été mariés dans l’œuf ? Toujours est-il que j’ai droit à une sucrerie si je franchis le pas de leur porte….
La boutique à côté, avant d’arriver chez le bougnat, c’est « les Caves Saint-Pierre." Tu rentres la dedans….carreaux en mosaïque au sol, des bouteilles de pinard dans tous les sens, un monte-charge qui vient de la cave et fait ouvrir une trappe carrelée, des sacs de patates « bintje », « belle de Fontenay », des choux fleurs, quelques produits de base, et Monsieur Neyrinck, un brave home de chez les braves hommes, béret obligatoire, tablier gris, mégot de gauloise pendant à sa lippe, et surtout des pieds dont la taille dépasse probablement le 46, chaussés dans de gros godasses noires d’un autre temps…
.Déjà en 1955, ce brave homme représentait une génération de commerçants en voie d’extinction….lui et sa brave moitié toujours enveloppée d’un châle à la Zola, ont du s’éteindre du côté de Fontenay-sous-Bois, dans une banlieue distante ou alternaient guinguettes et glycines, cannes à pêche sur la Marne et bouteilles de blanc mises au frais au fil de l’eau.
(Le Lion à Denfert-Rochereau)
(Bal du 14 Juillet rue Daguerre dans le 14ème)
Marcher sur l’avenue de Général Leclerc, en direction de la Porte d’Orléans, c’était l’aventure ! Au bout de l’avenue, en regardant vers le sud, il y avait sur la gauche le dépôt des autobus de Montrouge. On pouvait les voir sagement rangés dans l’immense hangar à verrières. J’étais fasciné par cette pléthore de véhicules, tous garés au millimètre, attendant qu’un machiniste les emmène vers la place Clichy (Ligne 68), la Gare Saint Lazare (ligne 28) ou la Gare de l’Est (Ligne 38)
Aller en direction inverse nous amenait vers Denfert-Rochereau, la limite de mes petites jambes. Un grand lion vert-de-grisé gardait la place d’un œil somnolant, dans le souvenir de l’occupation de l’Est de la France par les casques à pointe des armées prussiennes.
(Une bonne voyante se devait de prendre un emplacement de choix devant l'entrée principale du métro à Denfert-Rochereau)
En face du métro, du printemps jusqu' ’à l’automne, une voyante élisait domicile dans une caravane, consolait les maris cocus en faisant miroiter d’extra-conjugales aventures ou promettait aux midinettes le rencontre prochaine avec le prince charmant.
A quatre ans, il était un peu tôt par aller consulter……et pourtant, si je l’avais rencontré en temps et heure, je n’aurais peut-être pas fait autant de conneries… !
(Si cette brave femme avait pu voir mon avenir, m'aurait-elle mis en garde?)
© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires