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EN DESSOUS DE TOUT

Tout bon dictionnaire d’argot te parlera des morts en inscrivant au patrimoine de la langue le terme de macchabée. De la salle de garde des hôpitaux aux repas de carabins, la mort est présente, cette salope dont on essaie de rire pour ne pas en pleurer.

Même pas peur disait l’un, même plus peur dira l’assagi, alors ont fait ami-ami sans trop savoir ce qu’il y a derrière, et on s’en fout un peu : la mort c’est pour les autres.

Malgré toute ces certitudes, tu as envie de visiter, de voir un peu à quoi cela ressemble, vaincre la répulsion innée qui te voiles le cœur. Tu te projettes, tu t’imagines…alors quelle chance : tu ne crèches pas si loin, tu mets les pinces à vélo, tu sautes sur ta bécane et hop, te voilà à Montparnasse.

35.000 macchabées habitent à demeure dans ce quartier chicos et sont en dessous de tout, et pour cause, mais que du beau linge en fait !

(Faire semblant d'avoir peur...)


Tu me diras, devant la camarde, tous égaux ! Tous égaux ? On pourrait en faire des manifs pour démontrer que c’est une connerie de philosophe, une prétention de cureton, un mensonge d’humaniste : la preuve ? dans les années cinquante existait déjà des tarifs différents pour enterrer le paumé, le boulot un peu aisé, le bourgeois un peu ventru, le riche aux doigts magiques qui transforment ce qu’il touche en or. Enterrement de première classe ils appelaient ça, avec grande échelle sur le toit du fourgon des pompes funèbres municipales pour pouvoir aller accrocher devant l’entrée de l’immeuble, tout le tremblement funéraire, les larmes d’argent sur fond noir, et même les simagrées des héritiers dont se foutait l'ami Georges Brassens...

Voilà ton terrain de ballade : des tombes, des chats, des arbres avec des oiseaux qui, eux, sont au-dessus de tout, planqués dans les branches avec leurs pattes bien agrippées aux brindilles de sophora, de thuya ou de frêne.

(Signalisation souterraine de la Wermacht . Je pense que c'est sous le lycée Montaigne..)


Les copains reposent en paix, on espère. Bon, de leur vivant tu aurais peut-être eu un peu de mal à t’approcher d’eux : la célébrité isole parfois…je ne te raconte pas la liste des locataires : c’est le bottin mondain, avec de temps à autres un nom qui te parle en te faisant plaisir : Georges Auric, Baudelaire et ses fleurs du mal interdites aux enfants, Georges Bernier, le professeur Choron de tes années Hara-Kiri, des locataires sympas je te dis … !

Ton truc est bien ordonné, bien répertorié dans des registres. Les locataires ne risquent pas de se barrer, mais c’est plus pratique pour savoir un ils sont planqués : le registre te dit tout, tu vas savoir en quelques secondes où trouver celui que tu es venu voir, si c’est ta première visite.

Tu pars au gré de tes pas, tu vas au bout de chaque division, tu regardes en te disant que, peut être, et si, ah non, pas de place pour moi, ça doit être cher, alors j’irai où ?

( L'heure des épitaphes ?)


Cher ? Oui mon pote : pour une demeure éternelle, 7500 euros qui se réduiront aux alentours de 2700 si tu décides d’habiter là pour cinquante ans seulement…et ça, c’est le mètre carré, et comme tu es bien charpenté, allez, on va dire que tu as besoin de trois mètres carrés pour ta boutique, je ne te raconte pas la dépense…tu vois, le prix de l’immobilier dans la quatorzième ?

Egaux devant la mort ? Tu rigoles… !

Tu ne sais plus finalement si c’est tellement important d’être bien logé, de mourir plus haut que son cul ! si le barbu existe, n’aime-t-il pas plutôt les humbles ? Et s’il n’existe pas, alors tu t’en fous : Montparnasse ou quelques cendres mêlées à un vent printanier qui te répartiras là où tu voudras le plus, que choisis tu ?


Tu vois les anges qui gardent les tombes, tu vois les petites chapelles qui ressoudent les familles en chrysanthèmes lors des toussaints pluvieuses, tu vois aussi ces pierres tombales qui ne sont restées qu’un lointain souci pour de vagues descendants ? « On ira l’année prochaine, cette année il faut changer les fenêtres avant l’hiver, alors tu comprends, aller à Paris, c’est chiant ».

Et pendant ce temps- là, le macchabée de la quatrième division, allée 6 se dit qu’on est vraiment peu de choses. Et pendant ce temps-là flottent les souvenirs poussés par le vent, et pendant ce temps-là se cognent dans la tête les impressions que si on l’avait peut-être mieux aimé, il ne serait pas parti si vite…mais tu sais bien qu’en fait, la mort, c’est parfois imprévisible et toujours définitif.

( De l'humour jusqu'à la fin des siècles)

Au bout du cimetière, il y a le Moulin de la Charité ou plutôt ce qu’il en reste. Lui et ses vingt-neuf frères broyaient le grain dans la plaine de Montrouge, les révolutionnaires le transformèrent en guinguette vois-tu, la vie à côté de la mort, avec ses grisettes et ses demi-portions qui venaient picoler pas loin des mangeurs de pissenlit.

Après, ce ne fut plus pareil, hop, un coup de crayons…Englobé le moulin, cerné de murs le cimetière, plus d’échappatoire possible pour les locataires, sauf, et ce n’est pas encore certain, si les vingt-et-un grammes des âmes se sont échappés par la voie des airs.

Les seuls qui auraient fait une bonne affaire, dans tout cela, seraient les Frères de Saint-Jean de Dieu, anciens propriétaires du terrain à tombes ; c’est bien connu, les curetons de tous poils ont toujours été plus fort dans l’immobilier que dans le pardon des péchés et le grand saut dans la modernité !


Pas loin du terrain de repos gardé par les félins et quelques employés municipaux il y un monde magique qui s’étend sur 280 à 300 kilomètres de galeries, de rêves, de flaques d’eau, d’explorations interdites, et dont une petite partie est encore habitée par le souvenir des anciens cimetières.

(Frédéric Chopin entouré de ses admirateurs...lui préfèrerait sans doute être encore dans les bras de sa Baronne Dudevant Amantine, Aurore,Lucile DUPIN, dite George Sand...)

Du souterrain, te dis-je, qui courre sous la ville, dans le silence et la fraîcheur de la terre. Les bâtisseurs des siècles précédents ont pioché pour en extraire la pierre des palais, des hôtels particuliers, des monuments, laissant un vide à combler, qui ne le sera jamais pour la plus grande joie des spéléologues urbains épris de pique-niques interdits par l’inspection des carrières qui s’imagine fonctionner encore sous l’égide du sacré vicomte Héricart de Thury, grand inspecteur des carrières devant l’éternel.

Et, oui, pas loin du repos éternel, les spéléos saucissonnent, débouche du pinard, sans se préoccuper de savoir si le repos de leurs voisins doit être éternel, temporaire avant un possible jugement, ou si finalement il n’y a rien après, alors on peut faire du bruit sans risquer de déranger … !


En trente ans de carrière, l’ami François Pourrain (*), lui aussi parti aux pissenlits depuis bien longtemps et qui fut le dernier aimable fossoyeur du cimetière des innocents, a enterré quatre-vingt-dix-mille braves gens, crapules, menteurs, violeurs, prévaricateurs, athées, musiciens, militaires, prostitués, notaires à cravates, avocats marrons, politiciens, haut-fonctionnaires véreux ou éclairés, mais là, ça déborde depuis un moment et les corps de ces braves pécheurs devant dieu sont transférés dans un ossuaire et disposés par la suite avec art, ce qui nécessairement plaira aux esthètes du tribunal céleste.

(Au sous-sol, en dessous de tout...)


Voilà le tableau : tu entrecroises des tibias avec des fémurs, tu places un crâne par-dessus, tu indiques qu’il ne faut pas parler trop fort, et cela devient une promenade familiale à condition de bien expliquer aux enfants que les os ne sont pas en plastique.

Tu vois, finalement, la mort c’est vachement vendeur, on s’y intéresse malgré tout, même si c’est en cachette, chacun de nous se préoccupe de son propre devenir car nous savons peut-être que les autres ne le feront pas une fois la boite à domino fermée pour de bon…

Reste alors le questionnement éternel, encore plus difficile que les sciences de l’espace qui te permettent de mettre des hommes en orbite ou de les faire revenir sur terre à ton gré, car tu vois la mort ne se met pas en équation.


(*) François Pourrain fut le dernier fossoyeur du cimetière des Innocents.

(Contrôle de la Police des Carrières lors d'une ballade de cataphiles)

© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires

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