Ça rassure bien des gens de tout mettre dans des petits casiers ! Lui il est bobo, untel lui est facho ! Eux ce sont des riches, ils habitent à Neuilly…elle c’est une libertine, elle crèche près des « Chandelles, tu sais ce club un peu spécial ou tout rentre dans tout et réciproquement… !
Ça y est, on est catalogué.
Dans leur incommensurable prétention, les bobos ont mis de l’ordre et chacun défend son pré carré à l’aide de clichés bien glacés, de péremptoires affirmations, de regards limités. Même la mode imbécile s’y est mis avec ses parfums « rive gauche » et ses parisiennes en mode « rive droite ».
(Rentrer dans Paris par le Sud ? Porte d'Orléans obligatoire ....descendre vers la Seine en restant Rive Gauche)
Tu habites en petite couronne ? t’es un looser ! Tu crèches derrière la Gare de l’Est ? T’es un moins que rien, tu habites Rue de Solférino ? de qui t’as hérité ta fortune pour te payer un truc comme ça ?
Des pisses-froid, des sans cœur près de leurs sous, des historiens de mon cul, des idiots prétentieux…qui n’ont pas compris que Paris s’apprécie dans son entièreté, sans découpage, sans réserve aucune, avec au cœur un amour inconditionnel pour ses trottoirs, ses passage cloutés, ses marchands de quatre-saisons, ses lieux de culte comme ses lieux de débauche.
Tu vas dans le 10ème arrondissement, tu te ruines les pieds en marchand pendant des heures pour découvrir les passages magiques entre deux rues, entre deux mondes, tu sais que tu n’es pas chez toi , mais tu aimes quand même….tu respires de la rue, tu respires de la pierre, tu transpires du Haussmann, tu te vautres dans la cité Bergère avec ses petits hôtels qui ont bien dû abriter des coups faciles autant qu’illicites, tu t’enfonces dans des recoins inexplorés où la vie d’antan est restée suspendue et flotte autour de la fontaine d’une cour, au 40 Rue de Paradis ;
Tu te tritures l’esprit pour savoir où sont passé les âmes des héros ayant fait un crochet par la Rue des Saussaies, et au pieds de la butte, tu sens vibrer en toi le sang des communards .
(Sacrées Parisiennes....ça va se finir comment tout ça, Rive Gauche ou Rive Droite ?)
Rive gauche, c’est les intellos, rive droite c’est les riches…de la connerie tout ça. On ne peut pas aimer cette putain de ville en apposant des étiquettes sur les quartiers et sur ses habitants.
Choisir ce qu’on aime est un luxe de bourgeois sélectif. Bon, je sais, il y a des quartiers plus sympas que d’autre, mais on s’en fout, on y va quand même. Entre les deux rives, il y a un arbitre incorruptible : la Seine qui tend ses bras dans un geste d’amour.
La Seine n’appartient pas aux Parisiens, elle n’est qu’en transit dans ce voyage incessant qu’est sa vie entre son plateau de Langres et la Normandie ou elle se perd dans le souvenir des anciens grands paquebots qui partaient vers l'Amérique.
Je ne te parle pas de cette Seine dans laquelle s’est jeté l’homme dans son costume de marié dont parle une chanson horrible, je te parle, moi d’une Seine qui te rentres dans la peau, avec sa cohorte de clodos sur les berges, au moins aussi nombreux que les amoureux qui s’embrassent à bouche que-veux-tu entre deux regards sur les bateaux mouches du samedi soir.
(Petits Hôtels de la Cité Bergère, des grandes secousses près du Boulevard des Italiens...Rive Droite)
Du côté de la Santé, ça tranchait facilement le criminel, le violeur, le voleur, le pas-comme-les-autres qui avait fait peut-être un truc louche. Horrible vision qui n’est plus, grâce à un président bien inspiré qui a fait de la peine de mort un mauvais souvenir et de la guillotine un objet de curiosité morbide. En face de la prison de la Santé se trouvait un troquet qui s’est appelé pendant longtemps « A La Bonne Santé » première étape pour les taulards libérés, arrêt régulier et quotidien pour les matons des années cinquante.
Rive gauche, les intellos ? bon, un peu, c’est vrai. Tu sais, les intellos aiment bien les lumières, plutôt celles du « Flore » que les néons blanchâtres du café du Rhin dans le 19ème. Alors oui, ils se rapprochent des grands axes éclairés, comme des papillons attirés par les lueurs des réverbères.
Côté rive droite ça pue le fric mais tu peux voir aussi des trucs sympas : les arcades du Palais-Royal avec le souvenir des courtisanes spécialistes de l’envoi-en-l ’air contre quelques franc-or, le jardin des Tuileries ou le libertinage avait trouvé sa place au grand jour, et plus loin, vers le nord, le monde différent de la commune libre de Montmartre.
Tu veux que je te dise quoi sur la rive droite ? J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’âme là- dedans, à part les grands boulevards et le Bouillon Chartier. Peut-être que cela vit un peu derrière, dans les petites rues, rue Bleue, Rue Richer, en allant vers la rue Lafayette, mais ce n’est même pas sûr.
Il doit y avoir de la concierge endormie plutôt que dans l’escalier, des commerces fermés à force de mondialisation, des anciens dépôts de cristallerie transformés en appart coûtant un bras, des cours ou doit repousser l’herbe, faute de passage régulier du piéton.
(Le 106 ! Rive Droite.. ouvert DES 10 HEURES ! )
Avenue Montaigne, tu n’y vas pas : tu sentirais ton corps et ton cœur se glacer devant tant de vanité cachée, cette débauche pour la galerie, cet attrape-femme-d ’émir, cette richesse et cette prétention qui file des envies de meurtre.
Alors tu vas plutôt vers l’ouest, dans les Auteuils profonds, les Passy pour ancienne marquise qui aime bien les petits jeunes, les Trocadéro qui débouchent sur la Tour Eiffel au moment où le soleil se lève. Flottant sur la place, les odeurs de café crème et de croissant se tortillent entre la rue Greuze et l’avenue d’Eylau, et toi tu t'interroge pour savoir si tu vas aller vers les Champs ou simplement rester là à te demander comment le monument de fer, cette tour de trois-cent mètres, a fait pour traverser les années.
Rive gauche, du cureton et des lettrés, rive droite, des débauchés et des riches, Notre Dame compte les points à coups de japonais, de chinois, d’allemands repentis, d’anglais fourbes, d’américains incrédules, de néo-zélandais émerveillés, de nonnes de tous les pays qui lèvent la tête vers le clocher en espérant recevoir la grâce. Paris bouffe du cureton mais adore le sacré : il faut aimer en cachette et détester pour la galerie, c’est comme ça que beaucoup sont faits. L’Ile Saint-Louis se repose entre les bras de la ville, ni endormie, ni réveillée. Les immeubles qui ont eu les siècles pour témoin se dressent immobiles en regardant l’eau qui passe, cette eau vert sale, chargée, mais qui aide les mauvaises pensées à s’envoler dans les moments de doute.
(Pied de Cochon, chienne de vie pour les manutentionnaires des Halles, Rive Droite...)
Passer d’une rive à l’autre, moduler sa façon de vivre, bâtir des plans sur la comète : « je travaillerai Quai aux Fleurs, j’habiterai rue Jean du Bellay, ce sera bien, on aura un parquet en bois brut, des abat-jour design et un bébé qui ne grandira jamais »
Paris est permissif aux rêveurs, doux aux amoureux, sceptique avec les révolutionnaires qui risquent de lui foutre le bordel, implacable avec les cons ! Paris se nourrit d’amour pour son histoire, puisque c’est à la lueur du passé que l’on construit toujours l’avenir. Comment prétendre l’aimer si tu ne connais pas celui que tu aimes ?
T’as fait la foire hier soir en allant traîner de bar en bar, va donc t’asseoir à côté d’un pêcheur taciturne et regardes comme rien ne semble pouvoir l’atteindre, sauf si une saloperie de silure venait s’accrocher à sa ligne et le tirait à la flotte.
(Place Furstenberg : le centre du Monde des Bobos . Inoubliable endroit de rêveries pour les "simples de coeur"!)
Il s’en fout, lui, de savoir sur quelle rive il est. Il attend la touche, le plaisir de remonter la canne devant la Tour d’Argent…alors rive gauche, rive droite…et si le vrai plaisir était tout simplement de poser son cul au bout du square Barye et d’attendre tranquillement, le regard tourné vers l’est, qu’un nouveau jour se pointe et vienne changer toute la donne !
© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires