Je n’ai jamais eu l’impression d’être à ma place, un problème d’éducation peut être ? Comme un gaucher contrarié peut porter des séquelles de sa contrariété, ai-je moi-même porté ce sentiment de ne pas appartenir à l’aimable famille dans laquelle on essaya de m’éduquer à coups de bonnes manières, de mains sur la table pendant le repas, de vacances à la neige ou à l’eau suivant les saisons ?
Le joli mois de Mai 1968 était passé par là il y avait peu, nous faisant découvrir des sujets de réflexion sur lesquels nous, jeunes anarchistes, maoïstes, trotskistes, sociaux-démocrates,ou fils de bourgeois en quête d'identité, ne nous étions jamais penchés, et pour cause vu notre extrême jeunesse.
Pour les plus téméraires, les plus courageux, ou les plus cons, les idéaux généreux que sont l’apanage de la jeunesse, nous avaient éloignés de nos pseudo-préoccupations universitaires.
Quelques anars partis dans le Larzac, quelques « maos » en route vers Katmandou en suivant les fameux chemins qui passaient par Rome, et quelques idéalistes admirateurs de Hugo ou Zola, qui avaient temporairement fuit le confort du lit douillet chez papa-maman pour se frotter au prolétariat. Ce n’était pas le tout de bavasser sur la condition ouvrière quand on ne savait même pas de quoi on parlait ! Lutte de classe? Quelle lutte? quelle classe?
Maman, je rentrerai après la manif, tu me laisses de quoi manger ? Il est 4H45, le réveil sonne. Café dans la cuisine, ne pas allumer pour ne réveiller personne… J’ai choisi la voie ouvrière, pour une temps du moins, voie incompatible avec une grasse matinée.
Sur le tapis persan devant la porte d’entrée, j’emboite mes pieds dans les chaussures. Ils dorment encore ceux de la France qui ne se lève pas tôt. Sept minutes de marche et voici le vrai zinc du Zeyer !
(Le Zeyer, Place Victor Basch.....je commençais au café expresso, d'autres au petit blanc sec...nous prenions le même autobus...le 62 pour descendre vers Balard...)
Léon, un p’tit blanc sec, sauf si t’as du rosé, mais j’hésite, allez mets moi donc les deux… !
L’ouvrier bosse comme moi chez Citroën, à l’usine du quai de Javel. On ne se connait pas mais on prend le même autobus, le 62, qui dégringole vers l’ouest en allant vers Auteuil et qui nous déposera à la station Javel.
L’horloge grignote les minutes. Lui boit son pinard, moi mon café, on prend ensemble le premier bus de la journée qui descends vers la Seine en passant par la rue de la Convention. Le sommeil revient plus fort, les yeux sont à mi fermés à peine en croisant la Rue Vercingétorix, pas loin de là où les voies du chemin de fer passent par-dessus en direction de l’atlantique.
L’autobus s’arrête pour prendre à chaque halte des boulots qui embauchent tôt.
( Un autobus SOMUA comme celui que j'utilisais pour aller à l'usine Citroën)
T’as intérêt à pas te tromper d’heure. L’embauche, c’est l’embauche et les agents de secteur ont des yeux qui traînent partout du côté de la grande porte d’entrée des ouvriers rue Balard.
Un retard ? T’es noté, t’auras droit à un remontage de bretelles maison. Chaîne de montage des Citroën modèle ID 19. On dirait Charlot dans « Les Temps Modernes ». Les voitures avancent de quelques centimètres par seconde ? par minute ? quelle importance, elles avancent et sur chaque véhicule tu as un geste précise à faire, poser puis serrer un écrou, essayer une fermeture de porte, vérifier l’emplacement d’un joint.
Pisser ? fumer une clope en loucedé ? t’as besoin de la complicité d’un infirmier de chaîne, un type qui a déjà fait tous les postes de la dite chaîne et que tu appelles à l’aide pour te donner un coup de main à reprendre le rythme quand t’as un coup de fatigue.
En fait tu vas serrer tes boulons pendant huit heures, pendant huit heures tu vas penser à l’heure de la sortie, tu vas penser à l’héliport de Paris qui n’est pas très loin, tu vas penser à la copine Eve-Marie qui a promis de faire le trajet de Meudon jusque à l’usine pour aller te chercher à 15H00 alors que l’usine recrachera sur le trottoir ceux qu’elle a avalés à 6H30.
(André Citroën...une histoire d'amour ml vécue a changé sa vie...)
Tu voulais de l’ouvrier, fils de bourgeois ? Tiens, en v’là à la pelle.
Turcs, Maghrébins, Africains, tu ne fais jamais la différence. Le mec du poste avant le tien est noir ? le mec du poste derrière le tien est Tunisien ? Tu t’en fous. Tu vas manger avec eux à la cantine, ta sueur est leur sueur, ta puanteur en fin de journée est leur puanteur, alors que dans l’air surchauffé par les verrières des toits, mille bras font mille gestes pour transformer en voiture qui roule les différents matériaux utilisés.
Il est bien loin le Lénine de la lutte des classes, même pas en photo ! Pourtant on m’avait dit qu’il était proche des ouvriers …
(Le top du top des voitures des années soixante....certains coffres ne fermaient pas correctement...j'étais passé par là...)
Ah ! merde ! j’oubliais…ici c’est plutôt l’avantage aux patrons par l’intermédiaire du syndicat maison, la CFT, « partie émergée du système de flicage de la boite », comme dit le sociologue Robert LINHART.
Fais gaffe avec qui tu parles mon gars. Tu verras qu’il y a ici des mouchards de toutes nationalités, un ramassis de briseurs de grèves et de truqueurs d'élections. Le syndicat « jaune » est l'enfant chéri de la direction : y adhérer facilite la promotion des cadres et, souvent, l'agent de secteur contraint des immigrés à prendre leur carte, en les menaçant de licenciement, ou d'être expulsés des foyers Citroën.
Belle mentalité !
Dans le bruit des machines, le ronronnement des moteurs qui font avancer la chaîne, celui des souffleries qui tentent vainement de brasser l’air, je pense aux guinguettes de Nogent, de Joinville, espace pour souffler, pour se reposer du rythme imbécile des trois/huit.
Tu voulais de la classe ouvrière ? Ça-y-est, t’es en plein dedans. A la cantine, en échange d’un petit ticket, tu as droit à un repas avec ou sans bière ou pinard. Tu poses ton cul pendant une trentaine de minutes, tu fumes une clope, et te voilà reparti vers ta chaîne et le réglage de fermeture des coffres (vu la piètre qualité de mon travail, de nombreuses ID 19 passées entre mes mains ont probablement dû retourner chez le concessionnaire pour de nouveaux réglages).
(Les Usines Citroën après passage de l'aviation alliée pendant la deuxième guerre mondiale)
Les grosses pendules suspendues font renaître l’espoir d’une sortie proche, alors tu n’as qu’un seul souhait : celui de te barrer de cet enfer, de ce bruit, de cette promiscuité où tu n’as plus le temps de penser.
Vestiaire... Course pour gratter une minute, tu te retrouves souvent devant la porte de l’atelier avant même que ne retentisse le signal sonore du changement d’équipe. Tu sors par la Rue Balard, les mecs des syndicats te file de la doc que tu ne regardes pas, tu fonces vers l’arrêt du 62 qui va te ramener dans un monde que tu connais mieux que celui-ci, un monde de plénitude, de sécurité, presque un monde douceur tant la brutale réalité de l’usine a du mal à se frayer un chemin jusque à ton cerveau.
Même si mon coeur est prolétaire dans son essence, je n’ai jamais eu des mains d’ouvrier !
J’ai eu cette chance de n’être pas contraint à choisir entre la pauvreté et la misère.
Pourtant à chaque sortie d’usine, devant cette assemblée qui s’échappe vers la liberté de la fin d’équipe, jusqu'au nouvel emprisonnement du lendemain, je ne peux m'empêcher de ressentir cette tendresse à l'eau de rose envers les "prolétaires de tous les pays".
Ah ! faire défiler dans sa tête les images mille fois ingurgitées des rassemblements du 1er mai, du « front popu », de la révolution de 1917... une affaire de gourmet de l'histoire ? Une affaire de prolétariat ?
Le 62 s’approche d’Alésia….
(Les usines Citroën dans le 15ème.Remplacées par un parc....)
Retraités, mères de familles avec marmaille, en ce milieu d’après-midi l’autobus est plein, alors que ce matin nous n’étions que trois.
Du côté du quai de Javel, l’équipe suivante est au charbon, les agents de secteurs guettent le mauvais geste accompli qui légitimera une sanction. Je descends de l’autobus, le soleil réchauffe la mémoire d’Hélène et Victor Basch, assassiné par les Nazis, et dont l'esprit flotte toujours autour de cette " Place d'Alésia, devant Saint-Pierre de Montrouge.
Rentrer rue Alphonse Daudet, grignoter une « ficelle » entre la boulangerie et le numéro « 2 », anticiper sur la grasse mat’ de demain , quand le réveil ne sonnera pas...
Demain ? Pas de Zeyer, pas d'autobus 62 Demain, je dors...
Aujourd’hui, je me suis fait virer de chez Citroën !
(Le Parc André Citroën, là où se trouvaient les usines du Quai de Javel)
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires