RUE DES ROSIERS
« Bon, alors moi je va cherrrrcher des trrrrucs, des machines et des saloperrries ! » disait mon vieux, avec son accent Polak inénarrable ! et ma mère de rajouter : « va chercher tes petites saloperies, emmène donc Sylvain avec toi, il n’attend que ça »…
Alors on partait comme deux hommes, moi dans mes culottes courtes, mon vieux la tête dans les souvenirs, des souvenirs que je ne connaissais pas, des souvenirs douloureux, des souvenirs tragiques.
De temps en temps, il ouvrait une boite à chaussure sur la table de la salle à manger, et regardait des lettres et des photos…Une femme avec de longues tresses, trois enfants entre huit et onze ans vêtus de tenues de marin à la mode des années 20…
il passait quelques minutes dans un silence que personne n’aurait eu l’idée de briser. Ma mère s’arrangeait pour que nous ne sachions pas qu’il souffrait…
Et puis nous, la souffrance, on ne connaissait pas....
(Jo Goldenberg...une institution...combien de dîners là bas, combien de tranches de strudel...)
Prendre la main du père, descendre dans le métro, changer à Châtelet, sortir à Saint Paul,passer devant la réclame pour l'apéro St Raphael (*) s’engager dans la rue Ferdinand Duval et arriver rue des Rosiers….toujours un vendredi…. Rue des Rosiers ?
Au coin de la rue Ferdinand Duval et de celle du Roi de Sicile, il y avait une boucherie chevaline ! Horrible vision de ce magnifique cheval dressé sur ses pattes arrières...Mais qui pouvait manger ces bêtes ? Pas des gens comme nous, c’était sûr… !
Drôle de quartier, des gens différents, beaucoup avec des grands chapeaux noirs, des manteaux noirs, des barbes blanches, des cols de chemise boutonnés mais sans cravates.
Sur les murs, il y avait des affiches écrites dans une langue faite de signes…seuls les chiffres étaient comme « les nôtres »….
(Le Marais dans les années sombres, Vichy est passé par là)
Rue des Rosiers, du monde dans la rue…plein de monde…avec des cabas, des filets à provision, de la marmaille qui trainait derrière, de drôles de femmes avec un drôle de chapeau….
Nous passions devant un hammam… « ça sert à quoi ce magasin ? » « C’est comme un Mikveh » disait mon père .. « C’est quoi un Mikveh (*) ? « Tu verras plus tard »….. Pas de questions...surtout pas de questions ...!
On était à Paris, mais ce n’était plus Paris. C’était autre chose….les boutiques portaient de drôles de nom, Moskvitch, le boulanger, Goldenberg, le restaurateur qui avait une partie de son restaurant qui faisait épicerie, Finkelstajn, le traiteur…
(Autrefois, c'était une boucherie chevaline.L'enseigne en a été conservée. un repère historique dans le quartier du Marais)
Il y avait des petites boutiques obscures qui abritaient des artisans bijoutiers travaillant l’argent ou l’or…des immeubles sombres qui n’avaient pas vu de ravalement depuis la nuit des temps, il y avait des pavés au sol, qui brillaient quand la bruine se mettait à tomber.
C’était un cocon, un arrêt dans le temps…il y avait aussi une sinistre devanture au nom de Roger S. Warga , organisateur d’obsèques pour le quartier connu sous le nom de Marais.
Mon père n’aimait pas ce nom …On allait Rue des Rosiers, pas au Marais.
Le centre du monde était cette rue de quelques centaines de mètres, qui contenait l’essence même de son passé, cette rue à laquelle il se raccrochait comme si c’était une drogue, une nécessité, un espoir de survie.
On rentrait « chez Jo » …. Cloche qui tinte… tonneaux de cornichons « malossol », étalage de gâteaux au pavot, pléthore de « sacher torte », quantités de pâtisseries au fromage… !
(Une Hallah de "Shabbes"...on attendait rarement pour en manger...)
Et plein de « saloperrries « comme disait mon père, des entrées bien de chez lui, qu’il a
chetait en même quantités pour que chacun puisse goûter….foie haché aux onions, mélange œufs hachés et encore onions, œuf de poisson, caviar d’aubergine….des plats de pauvre, des plats de paysans, des plats d’un là-bas qu’il avait laissé pour toujours, jusqu'au jugement dernier...
Il ne fallait pas oublier la pain au cumin, ni la boite d’azymes "Rosinsky & Sbir" qui feraitent la joie des tous, légèrement humidifiés et toastés sur un grille-pain posé à même la flamme.
Des mots échangés avec Jo Goldenberg, des souvenirs peut être, moi j’avais les yeux plongés sur les barres de « halva » (*) qui attendaient tranquillement rangées sur des plaques de tôles brillantes d’huile de sésame.
« Git Shabbes » disait mon père….et nous quittions cet étrange restaurant…. Le retour à la lumière était un peu plus loin, en direction de la Rue Vieille du Temple, qui semblait marquer la sortie de ce quartier « Saint Paul ».
« Je dois passer au BHV »…
J’attrapais la main pour ne pas me perdre…la rue de Rivoli était immense, le rayon bricolage du Bazar de l’hôtel de Ville nous mettait à l’abri du bruit pour un moment… des montagnes d’écrous, des tonnes de vis, des kilomètres de fils électriques en rouleaux de toutes les couleurs, des ressorts de tout type, des cadenas, des clés, des vitres, des rideaux de douche, des….. On sortait du BHV….
Au sol, des bouches à chaleur, grillagées de cuivre, soufflait un air tiède avant la rentrée dans le monde bruyant du métro…
(Affiche pour un apéritif de l'époque. En hébreux ce prénom signifie "Dieu a guéri"....on pouvait donc guérir en picolant....Il y avait une des ces affiches à quelques mètres de chez Jo Goldenberg. Le père disait avec son humour:" tu vois, on ne peut pas se passer des juifs, ils sont partout...!"
(*) PLETZ = mot d’origine Yiddish (*) désignant par extension la partie réservée aux tailleurs, d’un quartier Juif quelconque. (*) MIKVEH = Le bain rituel utilisés par les Israelites . Le Mot générique « HAMMAM » ( bains Maures ou bain Turcs) signifie « eau chaude » . le Hammam de la rue des Rosiers était un rendez-vous bien connu de la communauté sépharade installée à Paris ( Il ne restait plus beaucoup d’ Ashkenazes après la guerre…) (*) HALVAH = Pâte de sésame écrasé mélangée avec du miel, éventuellement des fruits secs (amandes, noisettes, pistaches) (*) YIDDISH= langue commune aux Juifs d’Europe de l’Est permettant à des Juifs de Roumanie de comprendre des Juifs de Pologne, ou a des Juifs de Tchécoslovaquie de pouvoir s’exprimer en Hongrie. La langue commune aux populations Juives d’origine sépharades est le Ladino ou Judéo Espagnol également appelé Spaniolit.
(*) ST RAPHAEL : Hilarant .....Raphael est un prénom hébraïque qui signifie " l'Eternel l'a guéri" ....St Raphael, promoteur de l'apéro au Quinquina était dont un juif....chrétien !!!
Note : L'actuelle rue Ferdinand-Duval s'est séparée de la rue des Rosiers au XVe siècle, et pris le nom de rue des Juifs, avant d'être de nouveau nommée en 1900 rue Ferdinand-Duval après l'affaire Dreyfus. La présence de la communauté juive est ancienne, et elle a été soumise aux aléas politiques (ordonnance d'expulsion des Juifs de Charles VI de France en 1394) qui provoquent afflux et reflux des populations. Fin XIXe siècle et début XXe siècle, entre 1881 et 1914, un peuplement important a lieu : environ 20 000 personnes s'implantent dans le quartier, après avoir fui les persécutions en Roumanie, Autriche-Hongrie et Russie. La communauté ashkénaze, yiddishophone, est ainsi fortement représentée, , mais des recherches récentes montrent que la communauté séfarade est aussi présente.
© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires