Il y avait déjà eu des tentatives d’exil de fin de semaine qui se mélangent avec des souvenirs de culottes courtes en velours achetées dans un magasin pour enfants chics du boulevard Malesherbes !
La Traction Avant du père, modèle 15 chevaux, nous emportait le vendredi soir, ou était-ce le samedi matin, vers un petit coin du Vexin, par une route nationale à deux voies. Le havre de paix dominical fut pendant quelque mois un village endormi, bien au-delà de Pontoise, là ou régnaient les herbes folles, des chats amicaux, des poussins douillets quand on les passait sur la joue. Mais les retours problématiques dus au trafic grandissant en ce début des « trente glorieuse » eurent vite raison de ces escapades campagnardes.
(La maison du 2 Rue de Chêvre à Rouilly-le-Haut, commune de Guérard)
(La Ronce, un lieu-dit à 60 kilomètres de Paris....un royaume tout neuf pour des enfants en 1957)
Un feu de circulation situé à l’entrée nord de Pontoise bloquait des centaines de véhicules en retour des prés et des champs du week-end dès dix-huit heures le dimanche soir. Avec son sens du raccourci vengeur, mon père disait : « Quelle imbécilité ! Ça mérite une bombe ! »
Quarante-cinq minutes pour traverser Pontoise en 1956, c’était plus que le père ne pouvait supporter. Adieu le Vexin, adieu Nucourt , adieu également le petit aérodrome de Marines où un proche compagnon de mon père, passionné d’aviation, entretenait avec amour un « BROCHET » et un « STAMPE SV 4 »
Il fallait trouver autre chose !
Ce fut Guérard, petit patelin de quelques centaines d’âmes, un bled sorti du patrimoine endormi de la Seine-et-Marne des années cinquante, l’époque ou le choix des agriculteurs se limitait au maïs, au blé ou à la Betterave.
L’est de Paris était plus doux aux finances du père. Va savoir comment il eut le premier contact avec Monsieur LEVY, le propriétaire de la petite maison du 2 Rue de Chèvre dans un lieu-dit Rouilly-le-Haut, mais une signature fut bel et bien apposée en bas d’un acte authentique de vente en présence d’un notaire de province dans une officine poussiéreuse , et tandis que Monsieur LEVY s’exilait vers le sud de la France, le ballet régulier des départs vers les champs reprit, avec armes et bagages, chaque fin de semaine rythmée par les trajets entre la rue Alphonse Daudet au Petit-Montrouge et le chemin de terre qui passait devant l’entrée au portail en bois de la maison des champs.
(Crécy-la-Chapelle, la "Venise" de la Brie....le bout du monde)
Quel terrain de jeux ! Quelles herbes hautes ! Quelles joies futures en perspective ! Escalier en bois pour aller au premier étage, chambres défraichies, odeurs de moisi, installation électrique d’un autre âge, parquet en bois brut en haut, carrelage blanc et bordeaux en bas, mosaïques artisanales devant la cheminée, murs épais, volets en bois qui avaient vu de meilleurs heures et tenaient à peine sur leurs paumelles.
Le père était content, il aurait plein de place pour stocker plus de dix ans d’archives du magazine favori auquel il était abonné (Electronics Buyer’s Guide, papier glacé, ça pesait des tonnes…)
Ma mère était ravie, elle qui vouait aux fleurs et aux plantes plus de passion même qu’envers ses propres enfants. Des roses étouffées par la folie des ronciers, des pivoines masquées par la tricherie des mauvaises herbes qui croissaient sans limite, un marronnier généreux offrant ses branches épaisses à toutes sortes d’escalades, un noisetier aux rameaux flexibles qui ouvrait vers le ciel les espoirs de centaines de noisettes en devenir dont la courte vie se terminerait entre nos dents, et devant cet arbre, une table ronde en béton, le plateau recouvert des morceaux de la même céramique que celle qui se trouvait près de l’âtre. Ce serait la table ronde des chevaliers autour de laquelle s’asseyaient déjà les trois frères et sœurs, sandwich au saucisson à la main, l’esprit occupé par la découverte permanente de ce nouveau terrain de jeu si loin de l’appartement parisien et de la place d’Alésia.
(Dans la grange, il y avait plein de caisses de munitions vides datant de la guerre. On s'en faisait des cabanes)
Quelle était l’activité de Monsieur LEVY ? Qu’avait-il vécu pendant la tragique période entre 1940 et 1944, nos destins s’étaient croisés le temps d’une signature notarié; c’était probablement un très brave homme qui avait laissé derrière lui dans la grange ou régnaient les hirondelles, un sacré foutoir issu de la récupération effectuée probablement dans des surplus militaires.
Tu penses, des caisses vides en bois qui avaient servi à l’armée Américaine pour transporter des munitions, et même un Harley Davidson de couleur camouflage, selle en cuir, qui avait dû permettre à un jeune « G.I » de livrer aux quartiers généraux de 1944 et 1945 de bonnes ou de mauvaises nouvelles !
Il avait aussi des voisins, des communistes disaient ma mère, dont les enfants lisaient des bandes dessinées qui n’avait pas droit de citer chez nous … ! (Voir Paris-Mémoire : LA REVOLTE)
Bernard, Mimi,la fille, et Claude le cadet, tour à tour ami ou ennemi suivant qu’il était le résistant ou le collabo de nos jeux du week-end au cours desquels, armés de fusils de bois, nous combattions, chacun pour nos idées.
Pour aller de Paris à la maison de fin de semaine, il y avait deux choix, celui du père, et celui de la mère.
Le père, pressé d’arriver, prenait plus facilement la route de Nancy, la N34, qui partait de la porte de Vincennes ! On passait devant la « Porte Jaune », et c’était tout droit pendant 56 kilomètres.
(La camionette des coeurs à la crême ? Vites, un assiette creuse et des sous...)
La mère, elle préférait la N303, qui serpentait à travers la campagne. Il fallait en premier atteindre Joinville, traverser la Marne avec ses guinguettes, continuer sur Champigny, Noisy -le-Grand, et là s’opérait le miracle ! Un bus de banlieue en fin de ligne, l’ouverture sur les champs, le passage de la civilisation à l’inconnu, tu étais vraiment en route pour la campagne. Une auberge au bois dormant , l’auberge de La Malnoue, marquait la moitié du trajet.
« C’est quand qu’on arrive » se plaignait celui de nous trois assis sur la barre inconfortable du siège arrière de la deux-chevaux (3190 EZ 75….tu te rends compte de la plaque d’immatriculation… !)
« Allez, les enfants, dans moins d’une heure nous serons arrivés !"
(La petite gare de Crécy-la-Chapelle. Un tortillard allait jusqu'à Esbly, et là, il fallait changer de train pour aller à Paris)
On continuait, la tête perdue dans les pensées, et bientôt c’était la perspective du château de Jossigny, un repère qui nous rapprochait des herbes folles ! Puis c’était la descente vers la vallée du Grand Morin avec ses odeurs de rivière, ses moulins à eau endormis, ses refuges pour peintre en mal d’inspiration, des auberges oubliées qui cachaient le temps d’un week-end amants et maîtresses, amoureux l’un de l’autre, mais aussi de la quiétude qui habitait cette région pas encore la banlieue, mais plutôt encore la province.
Quand tu arrivais à Crécy-en-Brie, tu étais presque au bout du voyage ! Pas un village, une vraie ville, avec sa quincaillerie où on pouvait acheter des clous au litre, son coiffeur d’une autre époque ou le shampoing tenait dans des bouteilles en verre de 1 Litre, ses affiches pour la brillantine Roja ou Forvil, sa poste avec l’enseigne Postes-Télégraphe-Téléphone Crécy-en-Brie, ses petits ponts sur le Morin, ses lavoirs, sa gare, ses bistrots ou se réfugiaient chasseurs et paysans bottés de caoutchouc, ou pêcheurs à la ligne taciturnes qui attendaient le bon moment pour aller se poser le long des berges de la rivière et laisser flotter un bouchon de liège peint de blanc et de rouge, à l’occasion d’une sieste bienfaitrice au fil de l’eau.
Prendre du pain, prendre un journal, prendre une plante, une fleur, un insecticide…remonter en voiture. Courage encore 6 kilomètres…Passer devant la collégiale de la Chapelle-sur-Crécy, suivre la route qui monte et arrive sur le plateau, compter deux routes partant sur la droite, et à la troisième, oublier le monde, s’enfoncer dans les champs, encore une fois à droite, attention au virage à gauche, ça y est, on est chez nous .
Le rituel peut commencer : ouvrir les fenêtres, mettre les cumulus en route, laisser le soleil chasser les moisissures, laisser la maison revivre après une semaine de silence, faire le tour du jardin, sortir les tables pliantes, commencer à vivre !
C’était le bout du monde !
(Il y avait un épicier sur roues qui desservait les coins perdus...La camionette s'arrêtait, donnait un ou deux coups d'avertisseurs et attendait les clients)
Le lien avec la civilisation était un boitier en bakélite noir servant à contacter une revêche fonctionnaire du téléphone assise dans la minuscule poste de Guérard. Une impulsion sur le téléphone, le signal électrique arrivait à la poste, la téléphoniste décochait :
« Poste de Guérard…… » « Bonjour , ici le 19 à Guérard, je voudrai à Paris Kellermann 37 02 ! » « Ne quittez-pas, j’appelle…. »
C’était le bout du monde !
Pour venir en chemin de fer depuis Paris, il fallait changer de train ! D’abord une rame de banlieue allant vers Meaux te déposait à Esbly.
A Esbly tu prenais un autorail « Picasso » rouge et blanc qui t’amenait à la Gare de Crécy-La-Chapelle, fin de ligne, début de l’aventure . Plus d’une heure en tout pour effectuer les 56 kilomètres qui te séparaient de la capitale. Oublié le Petit-Montrouge, tu es arrivé dans la « Venise de la Brie »…
En dehors des grands titres nationaux, il y avait un journal fabuleux, le Petit Briard, qui sur 8 pages racontait le moindre accident de culotte, la moindre jalousie entre voisins, le plus anonyme concours de pêche, le moindre comice agricole.
Mon père appelait cela « de la lecture pour les chiottes ! » C’est vrai que se reconnecter avec la Brie passait obligatoirement par une lecture assidue de la feuille de choux imprimée à Coulommiers, une vague sous-préfecture à huit kilomètres de chez nous, qui avait l’avantage de posséder un petit aérodrome, ancienne base militaire utilisée pendant la guerre par la chasse de nuit de la Luftwaffe…. !
La coiffeuse à l’ancienne de Crécy-la-Chapelle nous fit cadeau d’une gentille chatte noire et blanche dont la famille s’agrandit rapidement, et les descendants s’accumulèrent.
( La nationale 34, la "route du père", toujours pressé. Nous passions par le N 303 qui se tortillait à travers la campagne)
Bientôt, il fallut organiser avec méthode le transport de et vers la campagne, des résidents félins . Libération des paniers en osier des chats cloitrés pendant le voyage, enfermement du dimanche fin de journée en prévision de la déportation vers Paris des animaux que nous attirions dans la maison en leur faisant miroiter la gamelle de « Ron-Ron », pâtée pour chat en boite de conserve que nous stockions en grande quantité pour nourrir les parents et la progéniture pléthorique.
Le paternel n’était pas méchant. Il n’avait aucune raison de l’être, connaissant mieux que quiconque les risques de la méchanceté inhérente à l’homme, toutefois il veillait avec fougue et énergie au respect de la discipline animale dans la maison. Un chat griffant un canapé, une chatte voleuse sur la table de la cuisine, et le père, muni de la baguette en bambou placée judicieusement dans chaque pièce de la maison, courrait après le fautif en hurlant : « IMBECILE ! , CRETIN DE CHAT ! , JE VAIS TE TUER ! ….. » ….alors l’animal terrorisé se réfugiait sous un meuble et l’extirpation devait se faire une fois le calme retrouvé.
(un salon de coiffure comme celui de Crécy dans les années cinquante)
Régulièrement, en fin de journée, été comme hiver, le père s’asseyait sur une chaise paillée, mettait en route un vieux poste de radio à lampe et , un bras posé sur la radio, la tête posée sur ce bras, manipulant les boutons de la radio, il écoutait, les yeux dans le vague, les informations en provenance des pays de l’est par l’intermédiaire des radios d’état des pays du bloc communiste. Radio-Tirana, Radio Moscou, « les cocos c’est des bandits » , puis le curseur se stabilisait sur une station de musique classique, et le cœur du père retrouvait probablement son calme.
La mère avait la main verte, mais une mauvaise santé ! Avec six-mille mètres carrés de jardin, difficile de prendre bien soin de ses roses et de ses hortensias, difficile d’arroser en semaine puisque la maison n'était que le refuge du week-end , alors il fallait de l’aide.
(Guérard, au bout du monde)
Le premier jardinier était un brave homme ayant fait carrière dans l’administration pénitentiaire à l’île du diable, Cayenne où il avait connu le célèbre truand Henri CHARRIERE, dit, « Papillon ».
Ce Corse d’origine se dévoua corps et âme à la conservation des parterres fleuris, jusqu’à ce que le sapin le rattrape et qu’il soit l’objet d’une émouvante cérémonie avec anciens combattants ,édiles, et drapeau Français.
Castiglioni, Adieu !
Le deuxième jardinier était un Autrichien qui avait dû être bel homme, des yeux d’une indéfinissable couleur oscillant entre le gris et le bleu, un accent d’outre Rhin prononcé, une mémoire éléphantesque pour tout ce qui touchait à la seconde guerre mondiale…Ce brave parmi les braves avait té à a ses dires, enrôlé de force dans la Wehrmacht et avait combattu devant Stalingrad !
Il avait une haine profonde pour le communisme, et son cœur battait à l’aune du mal qui le rongeait, à force d’avoir vécu les horreurs des massacres. Raconter, revivre, parler, s’épancher....
Sur le temps pour lequel ma mère payait son jardinier, soixante-dix pour cent était en fait consacré à la vie de Von Paulus, à l’opération Barbarossa, aux soldats Allemands qui mourraient de froid, ou qui perdaient leur pénis gelé en ayant voulu uriner à l’extérieur des abris de fortune d’un hiver Russe meurtrier.
Ma mère l’écoutait pieusement, mais pensait à ses rosiers.
Monsieur STRAHODINSKY, lui, racontait, racontait encore, et expliquait régulièrement à la mère qu’il était habitué à travailler comme jardinier dans de grandes propriétés de la région, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que le travail serait fait, et bien fait, mais le brave jardinier, hélas plus habitué au maniement du fusil Mauser K 98 k ,indissociable du soldat Allemand des années 40, ne savait pas trop faire la différence entre une plante vivante ou une mauvaise herbe, et régulièrement arrachait les plantations fraîchement réalisées, comme les plus anciennes, enlevant au jardin ses couleurs de l’été ou de l’automne.
STRAHO, puisque c’était son surnom, arrivait à la maison sur une mobylette bleue qui pouvait s’entendre à plus de 500 mètres. Le premier qui entendait le bruit de son moteur deux-temps, avait pour consigne de hurler « AUX ABRIS ! » afin de prévenir la communauté de l’arrivée de l’Autrichien et se protéger ainsi des bavardages intempestifs et de la redite des campagnes de la Wehrmacht !
Alors, ne voyant personne entamer la conversation avec lui, il remisait sa pétrolette le long du mur de la grange et s’attaquait à un autre nettoyage par le vide du jardin, sans que personne, ni même ma mère qui aimait sa tranquillité, n’intervienne pour faire cesser le massacre végétal.
Jusqu’ à extinction de la paysannerie locale, une des joies du samedi soir était cette courte marche à pied vers l’étable de Madame Leclère. Nous faisions exprès d’arriver dans la tiédeur du bâtiment un peu avant le moment de la traite. Le lait frais rejoignait rapidement un énorme bidon en fer blanc. La fermière remplissait notre pot à lait sans en perdre une goute, comme ça, d’un geste sûr du poignet alors que des chats de ferme guettaient d’un œil expert le moindre débordement. !
Odeurs de bouse de vache, cri des Hirondelles, retour vers la maison, le pot à lait balançant au bout d’un bras indiscipliné, soleil couchant sur les blés ou le maïs, humidité d’automne qui monte de la terre, bonheur simple ignoré à l’époque par manque d’expérience, bonheur aujourd’hui encore chéri, alors que nous devenons un peu plus sages. !
En fin de parcours, le commerce ambulant s’étiolait doucement. Personne pour reprendre l’épicerie sur roues, le boulanger motorisé, les commerces qui se déplaçaient dans les campagnes pour servir les retraités, les occupés au jardin .
Il y avait tout de même le marchand de Cœur à la Crème, avec sa fourgonnette Renault, qui reculait dans la rue de Chèvre et achevait son parcours devant le portail par un coup de klaxon .
« C’est les cœurs, c’est les cœurs, donne-moi de quoi payer » … Assiette creuse en faïence de Dijon, vestige des années cinquante en main, l’argent dans l’autre, nous approchions de la fenêtre ouverte du véhicule tandis que le conducteur-fromager sortait de leurs étamines autant de cœur à la crème que souhaités.
Pour chaque cœur, une louche de crème fraîche, de la vraie, bien grasse, avec du cholestérol qui faisait du bien au corps, et un goût qui faisait du bien à l’âme.
Alors, c’était le diner du samedi soir, temps suspendu entre le passé et l’avenir, où tout était permis, ou le rêve avait encore sa place, ou le mot incertitude était tellement difficile à épeler que nous n’y pensions ni les uns ni les autres.
Tu sais, c’est difficile de mélanger le vieux avec le plus récent. Mais c’et à travers des mots mit sur les maux que tu peux laisser le passé reposer en paix afin qu’il ne représente plus qu’une pierre solide dans la construction de on présent.
Cigarettes Egyptiennes ou Grecques de la mère, colères du père contre les chats, marronnier de la cour qui abritait les fumeries clandestines avec des cigarettes "State Express" volées à la mère, couleur des batiks qui séchaient au grand soleil, pain grillé sur le toaster mis sur le gaz, thé dinatoires qui s’éternisaient dans la peur de voir arriver le moment de fermer la maison, départ de la mère pour un autre horizon éternel, départ du père pour un autre exil, puis en deux mille trois fin de l’aventure, sans goût amer, sans regrets, car ce qui devait s’accomplir au 2 Rue de chèvre était accompli, et , il était temps, j’avais grandi !
© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires