J’ai passé plus de temps à l’extérieur des salles de classes qu’à l’intérieur !
« Ubersfeld, encore vous …. ! Dehors !
Quatre mots qui ont enrichi mon vocabulaire et restent gravés au plus profond de moi…Quatre mots que je redis souvent à mes petits-enfants lorsque,encore sobre, au début d’un repas de famille, il me plait de jouer au grand-père jeune d’esprit, à la malice encore intacte, et aux souvenirs tellement proches qu’il m’arrive même de me demander si j’ai grandi…
La liberté, ce fut une première évasion de l’Ecole Alsacienne, une institution pour enfants de bourgeois, au 128 rue d’Assas, en face de l’Hôpital Tarnier. J’y arrivais par l’autobus 38, un vénérable Renault TN4 à plateforme. Avec la gouvernante, on descendait à «Port-Royal » et marchions jusqu’au lieu de torture en passant devant la statue d’Etienne TARNIER, grand accoucheur devant l’éternel, qui avait gagné ses lettres de noblesse il me semble en inventant les « forceps de Tarnier »
(Premier contact avec l'école....je suis déjà un rebelle, rue d'Assas, à l'Alsacienne...)
Le premier éclair de liberté traversa mon univers alors que, muni d’un « pasteur », un billet de 500 francs qui avait trouvé son chemin vers ma poche dans des circonstances obscures dont il vaut mieux de pas se rappeler, j’échappai à la surveillance féroce de Mademoiselle Pâquerette, l’institutrice en charge de la « petite annexe », et traversai la rue d’Assas pour acheter des Malabars dans la boulangerie qui sentait le pain chaud, située en face de l’école.
Presque soixante ans après, il me souvient d’avoir embrassé du regarde le soleil et le ciel bleu d’un début Juin sur un Paris serein au début des trente glorieuses.
(Dans les Malabars, c'était chouette, il y avait des décalcomanies...)
Peut-être est-ce ce premier moment de liberté qui m’a conditionné, qui a modifié mon ADN, qui a dessillé mes yeux, qui m’a ouvert la porte vers d’autres horizons, en dehors du moule, en dehors des moules, un horizon décadré, un horizon sans convenances, un horizon inconvenant. Je suis devenu un combattant de la liberté à l’âge ou d’autres étaient en train de groupe nominaliser, d’équationner, de sous-préfécturiser, de prendre racine dans un système, comme un jeune arbre prend racine dans la terre meuble d’un sous-bois ou d’une clairière.
Il aura fallu onze écoles, cours privés, lycées ou collèges, pour que le système baisse finalement les bras et me rende, toutefois bachelier, au monde du rêve, à la terre, aux feuilles, aux arbres, aux oiseaux.
Le Lycée Montaigne était un beau bâtiment en face du Luxembourg.
(Un "Victor Hugo, 500 francs anciens, à 10 centimes le Malabar, ça en faisait cinquante...)
Un hall avec des palmiers qui auraient certainement préféré voir le jour à Kairouan ou Ismaïlia, un concierge revêche, un censeur sévère, un proviseur tranchant comme une lame d’acier, rien de tout cela ne m’incitait à une dévotion envers les études, et puis il y avait à quelques mètres l’entrée du jardin, avec ses souvenirs de Catherine de Médicis, ses amoureux, son école d’apiculture, ses tennis, ses filles et fils de riches et surtout l’odeur des feuilles mortes en automne, de la poussière chaude en été, et du crottin des petit ânes transbahutant des tout-petits dans des carrioles en bois sous le regard plein d’admiration de génitrices en jupes plissées, les yeux masqués par des lunettes de soleil comme les starlettes à la mode.
(L'autobus 38 en route vers la Gare de l'Est. La ligne commençait à la Porte d'Orléans)
Le sixième arrondissement dormait le plus souvent dans le sommeil de ses rues calmes, ses cours masquées à la vision des profanes. On sentait le riche, le cossu, le fait-pour-durer, le sérieux, le fiable ! Vingt centimes pour une partie de flipper au café au coin de la rue de Fleurus, il vaut mieux être là pendant la durée du cours d’anglais ou crétines et crétins s’essaient à postillonner un t .h.e correct avant un éventuel voyage d’été dans la perfide Albion. Peggy ? Martine ? Sophie ? , pas grave ! Je les verrai à la prochaine « boum » sur le Quai aux Fleurs, pas loin du Palais de Justice… !
Rue Bréa, Rue Jules Chaplain, il y a des « clubs » suspects, dont l’extérieur s’orne, en été de belles de jours qui font aussi les nuits.
Sacrés émois de caleçon, sacré désirs…
« Reviens quand tu seras plus grand ! »
Alors au lieu d’être puni et mis dans le couloir, comme je le suis régulièrement à Montaigne pour cause d’inconduite et de provocation, je marche, je dévore, je regarde, je hume les odeurs.
(Le Jockey-Club, boulevard du Montparnasse)
J’ai le cœur qui se remplit de sensations jusque-là inconnues. Liberté, liberté chérie…Passer devant l’école de la France d’Outre-Mer, trainer des pieds dans les feuilles mortes du petit Luxembourg, descendre le Boulevard Saint Michel, terminer à la Seine, ma copine bien crasseuse qui se tournicote en descendant vers Rouen, et tourbillonne autour des piles du pont Neuf à quelques enjambées de là.
J’apprends.
J’apprends la liberté de marcher dans les veilles rues du quartier latin, j’apprends le pourquoi de sainte Geneviève patronne de Paris, le comment du cœur des Halles bien avant le fameux trou et la vitrine imbécile des shoppings de luxe empoisonneurs du quartier.
(L'ancienne école dite " de la France d'Outre Mer, ou étaient formés les cadres des "colonies")
J’apprends la honte de la milice qui a failli prendre mon père, caché dans un bordel pendant la guerre, j’apprends la cruauté de Philippe IV dit Le Bel, exterminateur de Jacques de Molay, grand Maître de l’ordre du Temple, qui maudit sur son bûcher au Vert-Galant celui qui le fit arrêter avec ceux de son ordre un certain Vendredi 13.
Je m’échappe des sentiers battus, des schémas figés. Je passe de l’ombre de l’hiver à la chaleur de l’été, au fur et à mesure des cours de Français non suivis, des épreuves de mathématiques non rendues, des trimestres, puis des semestres non-validés. Je n’ai plus de connaissances, mais je me sens riche d’avoir vu, d’avoir souri, d’avoir imaginé conter fleurette aux filles peu farouches près de la "Moufe", dans les jardins des Tuileries, au pied de la butte.
Mon choix est-il bon ? Mon choix est-il idiot ?
Ce n’est pas moi qui ai choisi cette liberté, c’est elle qui m’a appelé et je n’ai fait que répondre. Expulsions, pleurs, angoisses, la palette des sentiments de ma mère ressemble à un tableau pointilliste….couleurs des larmes, couleurs des visages horrifiés de découvrir le chemin que j’emprunte…
Rien n’y fait….je marche.
Si la Seine est ma compagne Paris est mon compagnon qui me promène le cœur au travers de la cour de Rohan, sur les traverses centenaires de la Petite Ceinture, près des pyramides imaginaires du Parc Monceau quand j’étudierai dans une école pour bourgeois de l’Avenue Van Dyck.
C’est ma liberté qui m’a mené jusqu’au pont mobile sur le Canal de l’Ourcq, ma liberté encore qui a guidé mes pas devant l’Hôtel du Nord, ma liberté aussi qui a cause de la souffrance quand il a fallu faire des choix, mais du bonheur quand le temps de l’accalmie est finalement venu, et que j’ai pu, sans regrets ni honte ,conchier l’ordre établi, crier des insultes aux malfaisants, aimer avec passion l’irrévérence comme la fantaisie, les femmes d’aristo comme les femmes légères.
(Voitures garanties d'époque, des tractions, des 403, l'arrière d'une Panhard, une aile de Simca et une 4CV Renault...)
Dans les impasses tranquilles d’un seizième paresseux, mon amour de la liberté m’a conduit vers des rêves de marquises se dénudant pour s’offrir un homme du commun…
Un homme libre je suis ! La liberté s’apprend, à petite doses, par petite touches. Elle est un long apprentissage. Il faut trouver un bon Maître, être un bon apprenti, recevoir selon son, mérite… !
Ma liberté à moi ne s’est pas conquise sur les barricades de la Commune de Paris, mais simplement au hasard des rues du 14ème du 6ème, ou dans les banlieues chics avec rendez-vous galants sur un banc de pierre en remplacement d’une compo de sciences naturelles.
Je n’ai aucun mérite, je n’ai pas combattu !
D’ailleurs doit-on systématiquement combattre ? C’est à la première gorgée de bière que se mesure la liberté, c’est les mains dans la fontaine Saint Michel que se mesure la grandeur du destin, et le cœur dans les nuages que se mesure le prix du rêve.
Paris fut un bon Maître, la Seine une bonne compagne, les platanes du Boul’mich de bons petits soldats qui m’escortaient lors de me déambulations entre Port Royal et l’Ile Saint Louis.
Je suis encore riche de tout, mais je serai encore plus riche demain de ce que je ne sais pas aujourdhui.
Heureusement, j’ai commencé tôt à apprendre...
© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires
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