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GARE DE LYON

Je radote !


C’est drôle ce besoin de se replonger dans le passé ! Je te l’ai déjà dit, ça sent le sapin, avec cette fringale de souvenir, cet appétit de torture au nom des souvenirs qui n’en finissent pas de ne pas mourir !

Paris n’est pas simplement un endroit où habiter, mais plutôt un point d’ancrage. Tu n’oublies jamais que tu as été parisien. Tu ne renies jamais ton quartier .Tu le chéris comme l’homme libre de Victor Hugo qui toujours chérira la mer. Tu es attaché à ton quartier et à tes souvenirs comme une mère est attachée à son enfant par ce mystérieux fil d’argent qui ne se coupe jamais, même si l’un ou l’autre passe dans la pièce d’à côté.

Même pas peur d’être dépassé par la mémoire lointaine !


(Gare de Lyon : point de tous les départs ?)

Impossible aujourd’hui de prendre au départ de la Gare de Lyon, un TGV vers le sud-est sans être envahi par les souvenirs, les odeurs, le putain de passé qui trouve à chaque fois sa place au fond de moi et me file souvent la nausée tant je sais qu’il est le passé pour de vrai, maintenant que les trains d’antan sont remplacés par d’imbéciles trains à grand vitesse ou la moindre romance, les yeux dans les yeux, la moindre rêverie, la moindre dérive du cerveau, est devenue impossible pour cause d’horaires à la seconde près.

Jamais plus de regards qui se croisent, Jamais plus les effluves soufrées de la vapeur, jamais plus les senteurs mystérieuses du coke brûlant dans la chaudière d’une voiture-lit, jamais plus le fumet de la cuisine du wagon-restaurant ou opère une brigade de la CIWL au service des riches, des puissants, des magnats du pétrole, du prince hindou, ou du sultan en mal d’émotion.

(Le logo de la CIWL de mon enfance : Wagon-Lit...tout était dit...)

Ce sont des moments qu’il faut avoir vécu, des odeurs dont il faut s’être imbibé, des sons qu’il faut avoir entendu.

Pas très loin de la Gare de Lyon, il y avait d’autres départs quotidiens, hebdomadaires, poussiéreux, dans la noria incessante des trains de banlieue qui amenaient et ramenaient les boulots de l’est de Paris. La Gare de la Bastille, c’était les petits départs pour des voyages sans espoir à part celui de retrouver le pavillon de Boissy-Saint-Léger ou de Saint Maurice du Valais. Le long du boulevard Diderot, en hauteur de quelques mètres, les locomotives 141 TB traversaient le 12ème arrondissement en crachant leur fumée, tirant ou poussant des voyageurs en route vers leurs paradis ou leurs enfers.

(Paris-Bastille : des banlieusards en route pour leurs paradis ou leurs enfers....de la fumée le long du boulevard. En route vers Saint-Maurice, la Varenne et les guinguettes des bords de Marne ?)

Les habitants du long de la voie n’ouvraient jamais leurs fenêtres, condamnés qu’ils étaient à choisir au quotidien entre l’étouffement de l’été parisien et le risque de voir se déposer dans leur appartement le léger voile d’une tenace suie graisseuse provenant des volutes qui se dissipaient doucement après le passage de chaque convoi.

Le Midi qui n’était pas le Midi mais plus spécialement la côte d’Azur, la Suisse chez les riches de Wengen, Saas-Fee, Pontresina ou Lenk, au-dessus de la vallée de la Simme, pas très loin d’Interlaken, tout partait du même endroit : la Gare de Lyon.

Tout commençait sur le quai, devant un wagon-lit ou une voiture à compartiments. Tu étais encore là. Ce n’était pas le voyage qui était important, une fois le train parti et toi dedans, c’était trop tard….Ce qui était important c’était le déchirement à venir, la transition en passant du quai au train. Ce qui était important, c’était ces quelques secondes pendant lesquelles on voit la grande aiguille qui grignote méthodiquement les dernières secondes avant la séparation.

(Le train de nuit d'Italie vient d'arriver à Paris-Lyon. Le rêve disparaît. Qui sont-ils ? où vont-ils ? Que s'est il passé entre les amants de la voiture-lit N° 3 ?)

« On va voir mes tantes » disait parfois mon vieux. Des tantes qui avaient eu l’idée de quitter Cracovie quand il était encore temps.

Tante Rose, Tante Hélène. Des oncles ,aussi, qui « faisaient dans la fourrure » et avaient pignon sur la bourgeoisie de Besançon, en tenant boutique Rue de la République. On se tapait l’obligation, sans rien savoir à l’époque du drame de la Shoah ! On était des petits cons pas informés…tu penses, je te parle de cela, c’était dans les années 1950 et le père n’a jamais rien dit. Il a fallu gratter, gratter, gratter pendant plus de quinze ans pour comprendre ce qui s’était passé… !

Taxi depuis le quartier du Petit-Montrouge, on dégringolait vers la rivière en passant près de la prison de la Santé, le boulevard de Port Royal, le boulevard de l’Hôpital en laissant la Gare d’Austerlitz sur la droite.

Le repère qu’on attendait de voir, c’était la grande tour de la Gare avec son énorme pendule.

(En route pour la neige.....)

Un dernier tour de roues pour la traversée de la Seine sur le Pont d’Austerlitz, et on débarquait sur le parvis de la gare. En face, le café « Aux Cadrans ». Tu savais que tu étais arrivé ! Pas de marche arrière possible.

Le père, billets à la main, hélait un ou deux porteurs en sarreau bleu à parements rouges avec un numéro en cuivre épinglé sur le devant, et les mecs empoignaient les valises, passant une sangle en gros cuir dans les poignées et embarquaient le tout vers ton train! Pas de fatigue pour la mère… ! Un voyage de cinq heures pour aller chez les tantes qui parlaient le Français aussi mal que mon père, mais avaient dans le cœur un dictionnaire de l’amour universel qu’elles ouvraient grand quand les enfants venaient en Franche-Comté… !

Une des tantes, convertie probablement sous le joug nazi par les religieuses Franc-Comtoises, prêchait la bonne parole en citant Saint Paul et en glorifiant la foi qui pouvait faire des miracles…. ! Saint-Paul, né Saül dans une famille Israélite, en savait quelque chose le bougre.

("Tiens, je t'ai apporté tes comprimés pour dormir!" "Tu veux-rire, je dors TOUJOURS bien de train"...)

Cœur battant la chamade, …Petites jambes qui trottaient derrière le père, accroché aux mains de la mère. Traversée de la grande salle des billets avec ses comptoirs usés par des années de coude de voyageurs posés sur le bois aux contours de cuivre, fresques murales évoquant le soleil, les oliviers, la Provence, le bleu du ciel, avec ici ou là des bouquets de lavande, et finalement un compartiment pour nous tous seuls…. des « première classe » pour enfants de bourgeois !

Vendeurs de journaux, France-Soir, Paris-Presse l’Intransigeant, Combat, l’Humanité, accents du Sud incompréhensibles, quelques uniformes américains, balluchons, valises, odeurs de sandwich au pâté, hot-dog maintenus au chaud dans leur étuve, ça sent le départ… !

Des marins à pompon en partance pour Marseille, Toulon ou l’Algérie, des hommes d’affaires à grosses lunettes et monture d’écaille, du bagage de luxe avec porteur respectueux, et en bout de quai parfois un chef mécanicien qui attendait l’heure du départ pour s’en aller, avec son équipage vaporiste monté sur une "Pacific 231, faire une inspection en route du savoir-faire du mécanicien et du chauffeur, couple véritable , mariés à leur machine, qui souffraient irrémédiablement l’un d’arthrite de l’épaule gauche, l’autre d’arthrite de l’épaule droite. Il y avait un prix à payer pour être Seigneur du Rail.

(Déjeuner " à la place" dans une voiture Pullman : le nec-plus-ultra à un prix exorbitant)

Gare de Lyon, toujours : on attend le départ du train...

Faut que je te dise un truc sur « les tantes »… Elles avaient été, en effet, cachées chez les bonnes sœurs en Franche-Comté, mais continuaient dans la vraie vie à habiter Rue du Château Rose à Besançon, pas loin de la rue de Viotte,.

Oubliés, les uniformes noirs de la SS, les gueulements imbéciles de sbires d’Hitler, la vie avait recommencé sous la protection d’une république restaurée depuis une dizaine d’années.

Rue du Château Rose….une petite maison, une arrivée à vapeur à Besançon, dans le sillage des volutes d’une fumée noire puisque Besançon, c’était la province lointaine et que la traction électrique, c’était seulement jusqu’à Dijon.

A Dijon, capitale incontestée du Kir (Léon, tu m’fais un Kir avec une ‘tite côte ?) la 2D2 électrique qui nous tractait depuis Paris était remplacée par une machine à vapeur.

(Plaque d'identification d'une locomotive 141TB. Ce modèle tractait les convois de la "ligne de Vincennes" qui partait de la gare de Paris-Bastille)

Du beau, du lourd, du fumant qui sentait bon la graisse chaude, le charbon qui se consumait dans le foyer, son équipage noir de suie, chauffeur et mécanicien « grandes roues » qui pilotaient ensuite fièrement le convoi jusqu’à la capitale de la cancoillotte, et peut être ensuite vers la Suisse.

La Gare de Lyon, c’était aussi parfois l’accompagnement jusqu’à son train, d’un père en partance vers un mystérieux hôtel dans les alpes helvétiques.

« Ton père va se reposer… ! Il en a besoin » Alors je regardais le paternel grimper les trois marches de sa voiture-lit sans savoir où il allait, ou alors j’ai oublié. Ça sentait bon le « coke » ce charbon domestique qui alimentait les chaudières individuelles de chaque voiture et diffusait une douce chaleur , ça sentait bon la fumée…La lumière ocre qui provenait du train en partance faisait plaisir aux yeux même si j’avais le cœur à l’envers,le cœur poivre-et-sel…

(Le temps s'écoule. Il faut se laisser bercer et regarder de temps en temps par la fenêtre. Elles partent, ou bien reviennent-elles?)

« Ne sois pas triste….Il ne part pas longtemps »

Alors on revenait vers le Petit –Montrouge, sans le père, et le chagrin passait. Je soupçonne une rencontre avec une femme, quelque part retrouvée après une nuit sous les couvertures et les draps blancs d’un « single » dans train de nuit traversant la France vers l’Est…vers l’Helvétie tant aimée du père.

Les tantes, c’était une obligation mais comme primait le plaisir de partir en voyage ,on savait se plier aux désirs paternels sans rien dire. Le vrai du vrai, c’était surtout le départ pour la neige et pour la Riviera ; ça c’était chié !

Les porteurs apportaient les valises jusqu’à ton wagon, l’un montait, ouvrait une fenêtre proche de ton compartiment et récupérait les valises propulsées à bout de bras par son confrère resté sur le quai. Un billet de cinq, un billet de dix, je ne sais plus. Le père arrosait les portefaix qui repartaient contents. Tu t’asseyais, tu attendais le départ qui se rapprochait, un œil sur la pendule du quai. Le haut-parleur te distillait les arrêts à venir « Train rapide Le Mistral à destination de Nice. Ce train fera arrêt à Laroche-Migennes, Macon, Lyon-Perrache, Valence, Avignon , Aix en Provence, Marseille, Toulon, Draguignan, Saint Raphael, Cannes, Antibes et Nice . Fermez les portières, attention au départ ! »

( L'époque des vedettes de cinéma...)

Mouchoirs agités, vagues larmes de la compagne restée sur le quai, quelques pas de course du mari pour accompagner trois secondes sa femme en partance, le train prenait de la vitesse, traversait la Seine près de Joinville, et le « tac-tac » des roues sautant sur la jointure des rails achevait de transporter les voyageurs dans un autre monde qui n’était plus Paris mais pas encore l'inconnu à venir.


Je suis dans le train, assis sur du confortable. Les fils du téléphone le long de la voie hypnotisent mes yeux.

Fumée des cigarettes, voyageurs faisant connaissance , accoudés au barres d’appui des fenêtres du couloir, un homme en imperméable, une femme en tailleur, les jambes gainées de soie ou de nylon…moquette sur le sol avec des drôles de motifs, photos au-dessus des sièges….Port de Saint-Malo, Nice, Lourdes, Albi, Lyon, La côte d’opale, un véritable tour de France qui me rappelle l’école de la rue Prisse d’Avennes où Madame Perron essaie de faire rentrer dans ma tête la liste des départements, préfectures ou sous-préfectures.


« Ne pas utiliser les cabinets pendant l’arrêt du train en gare »…je me demandais pourquoi, qu’est ce qui allait se passer si je faisais pipi à Laroche-Migennes, ou à Macon…Arrêté ? Mis en prison ? Je m'imaginais pris en flagrant délit de vidange de vessie sur le ballast lors d’une des nombreuses haltes qui marquaient le trajet, et ramené dans mon compartiment par un contrôleur contrarié disant à mes vieux : « Votre fils a fait pipi alors que le train était arrêté…Il faut qu’il y ait une sanction !! »


Dans les années cinquante, les écolos n’étaient pas encore nés, l’hygiène ferroviaire un concept encore inconnu….alors les dilatés de la vessie ou des intestins s’enfermaient dans les chiottes à peine propres, et tentaient, secoués par les tremblements du convoi, de s’exonérer de leur contenu avant utilisation problématique d’un papier-toilette fin et brillant, fierté de la SNCF, qui n’absorbait rien du tout.Alors,tout ce qui sortait tombait sur le ballast, en s’éparpillant à106 ou 130 kilomètres heure.

Si tu regardais le fond de la cuvette, tu voyais le sol qui défilait à fond les manettes ! C’était génial !

« Porte donnant sur la voie » mais pourquoi était-ce marqué sur toutes les portes ? Comme si il n’y aurait jamais de sortie possible….et alors quand tu étais en gare, c’était toujours la voie, ou pas ?

T’es con quand t’es petit.

Vers midi, un serveur cravaté, pantalon noir, veste blanche ,les armes de la Compagnie des Wagon-Lit sur la poche de sa veste, passait à travers le train an agitant une clochette en laiton :

« Wagon-Restaurant, premier service »..

(La table est mise. Le chef de brigade va venir proposer un apéritif. L'un de nous devra s'exiler à une autre table puisque nous sommes cinq et qu'il n'y a que quatre places)

Alors on partait en rang, le père devant, la mère fermant la marche, vers le wagon magique ou tu pouvais déjeuner ou diner en regardant les champs de Bourgogne qui s’étendaient en douces ondulations. Les serveurs de la brigade s’efforçaient de te servir les plats sans déverser ni sauce ni légumes sur les voyageurs. En hiver, pour cause de vétusté d'un matériel qui avait traversé les âges, les clients étaient protégés du froid par de grandes couvertures bleu nuit fixées à l’aide de petits crochets sur les fenêtres qui avaient perdues leur étanchéité à force de subir les climats divers de l’Europe ferroviaire.

Moutarde de Dijon, un menu avec entrée, viande ou poisson, fromages et toujours dessert. Les tables étaient de quatre personnes, l’un de nous devait s’exiler vers une autre table et manger avec des « étrangers ».

En fin de repas, la mère ou le père sortait une cigarette, et fumait les yeux dans le vague, les pensées suspendues dans le temps.

Un foie, deux reins, trois raisons de boire Contrex disait l’affiche. Il y avait aussi des réclames pour l’eau de Vichy. Peut-être le père ne pouvait il s’empêcher de penser à un certain maréchal de France ?

Dans la cuisine exigüe, le chef et son commis préparaient à manger pour les deux services de 48 personnes. 5 mètre carrés pour préparer le traditionnel turbot, l’entrecôte de charolais, la salade, les pommes de terre sautées.

Les arrêts se succédaient, les vaches regardaient passer le train, et le soleil se glissait de plus en plus et de mieux en mieux, à travers les arbres qui bordaient la voie. Paris était loin déjà.

(Chaque train digne de ce nom emportait dans son convoi une "allège" postale dans laquelle une équipe de "postiers roulants" triait le courrier le temps du parcours)

A Lyon, il fallait changer de locomotive. Le spectacle attirait beaucoup de voyageurs heureux de pouvoir détendre leurs jambes. On repartait dans la fumée d’une « 241P » pour la deuxième partie du voyage.

Presque en milieu de nuit le train arrivait à Antibes…on descendait dans les odeurs de figues, au milieu du bruit des grillons qui avaient passé la journée au soleil sur les pierres du ballast. Silence, seuls les chuintements de la machine à vapeur pouvait rappeler le monde bruyant de Paris.

(La gare d'Antibes. on pouvait sentir la figue, un peu de lavande, et l'odeur de la fumée du convoi qui venait de partir vers Nice. Le calme se faisait, on allait à pied jusqu'à l'avenue de Provence en écoutant le chant des grillons et en regardant les étoiles...du bonheur à l'état pur!)

Odeurs du Midi, douceur de la nuit, des étoiles par milliers, par millions, la gare endormie, quelques femmes en jupe courte accueillant le mari descendu de la capitale pour quelques jours à Juin les Pins.

Tu vois, je te raconte tout cela alors que j’ai souvent peine à me souvenir de ce que j’ai fait hier…Tu vas me dire : rien à voir avec Paris, et je te répondrai que si, justement, parce que même sur les plages de Juan ou de Cagnes-sur-Mer, même sur la terrasse du « Mas Djoliba », avenue de Provence dans cette belle cité d’Antipolis, si une partie de mon cœur était au chaud sur la sable blond du quotidien de juillet ou d’août, l’autre partie était restée dans mon Paris de la mémoire, attendant mon retour par un autre train de fin de vacances qui arriverait lui aussi Gare de Lyon, dans la fin tiède d’un été, dans l’anticipation d’un septembre aux odeurs de craie et d’encre .


Les cons, les grincheux, les pisse-froid n’ont peut-être aucuns souvenirs. Moi j’ai cette chance d’avoir gardé au plus profond de moi-même les volutes de fumée du Mistral, les odeurs de l’enfance, les visions des étés de Paris, les cadrans de la gare de Lyon…


Tu vois, la mémoire est toujours aux ordres du cœur.

© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires

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