Cela vient comme ça…avec l’âge ? Cette envie de revivre ce que l’on a vécu, comme si il fallait se souvenir absolument, sans savoir pourquoi.
Tu sais bien que les images d’hier sont restées dans le passée, et pourtant, même si tu veux aller de l’avant, t’as besoin de te refoutre le nez dedans. Tu te demandes pourquoi…doit y-avoir une raison…
Le sapin à venir qui déclenche un « tic-tac » dans ta tête ?
L’impression que les jours et les nuits sont plus courtes, et qu’il faut se magner de faire un bilan ?
Tu mesures le temps qui te sépare de tes premiers souvenir, alors tu te dis qu’il faut ancrer tout cela au plus profond de ta mémoire pour ne jamais oublier tout-à-fait, garder en toi un peu de cette magie qui a fait ton enfance.
Qu’est ce qui te vient en premier ? Les images de là où tu as grandi !
Du côté de la Porte d’Orléans on pouvait voir l’ancienne zone des « fortifs » qui allaient laisser la place aux Boulevard Périphérique d’ici à peu de temps (1956, début des travaux…).Il y avait un petit square…mercredis ensoleillés, une odeur de poussière, des vieux bus de banlieue qui partaient pour de Sceaux profonds, des Bagneux ombragés, des Massy-Palaiseau lointains.
Au hasard des rues du Petit-Montrouge, on pouvait sentir dès le printemps l’odeur de la bière chaude. C’était la Nouvelle Gallia qui brassait, tout près de la maison…l’odeur rentrait dans l’appartement par les fenêtres ouvertes.
Il y avait la communale ! La république pudique avait décidé de séparer les filles et les garçons. Adieu les rêves révolutionnaires de coéducation. Encriers en faïence blanche, encre violette, le meilleur élève en récompense, ou le moins bon, en punition avait le droit ou le devoir de remplir les encriers.
(Jacques Prévert, un voisin qui dit merde!)
Rue Prisse d’Avennes (explorateur, égyptologue et archéologue…) il y avait ma communale à moi. Les nanas c’était Rue Sarrette ! Huit-heures trente onze heures trente, treize heures trente seize heures trente. Barre de chocolat entre deux tranches de « gros pain » pour le goûter, jeudi pour rêver, demi-journée le samedi qui faisait bien chier tout le monde, mais fallait que ça se fasse…
Point encore de stylos à billes. Tu trempais ton porte-plume dans l’outremer ou dans le violet, pour faire de belles lettres que tu épongerais avec ton buvard publicitaire en pensant à autre chose, et souvent à l’heure de la sortie.
Culottes courtes, mais on était plus des gamins, donc premiers pantalons, premières coquetteries. Passer devant l’école des filles, se demander pourquoi on nous sépare. Dans la classe de Madame Perron, je suis le pire, le moins bon, le nul, le rêveur. Dans la classe de Monsieur Daveau, je suis le rêveur, le nul, le moins bon, le pire.
Vive la république, les mauvais points et la délivrance de la fin de journée.
(Elle étaient redoutables...)
Au coin de la rue Sarrette et de la rue Alphonse-Daudet, il y a un bougnat avec toute la panoplie. Charrette à bras, camion Renault à plateau, six ou sept tables à deux places dans son troquet. La gueule noire du matin au soir, la main rapide sur le ballon de blanc. Il parlait avec l’accent rocailleux de son auvergne natale. Il était dur à la tâche, ne parlait pas pour ne rien dire, un ancien, quoi !
Dans les anciens immeubles, on chauffait au charbon. Une cave, des livraisons de coke, le charbon de l’époque. On ouvrait un panneau qui donnait sur la rue, et le charbon n’avait plus qu’à glisser dans une goulotte. Après c’était l’affaire du bourgeois d’envoyer quelqu’un à la cave, remplir les seaux de charbon que l’on déversait dans le coffre, à l’étage, pour alimenter la chaudière.
(A l'époque, on ne jetait pas les bas, on les confiait à un "remailleur")
Le bougnat pouvait aussi venir livrer directement à l’étage, mais il te faisait payer sa peine ! C’est normal, cinq étages avec cinquante kilos sur le dos, ça méritait bien un extra.
Tu sais peut être pas, mais à l’époque, on te faisant croire que manger du cheval te rendrait fort comme un bœuf ! Alors de temps en temps, tu croisais sur ton chemin une boucherie chevaline, avec sa caissière enveloppée dans un châle, comme une caissière normale d’une boucherie normale. Il faisait froid.
La boutique était directement ouverte sur la rue, protégée des intrusions par une simple grille que l’on pouvait fermer en fin de journée. On te faisait croire qu’il fallait bouffer de la viande et des centaines de milliers de bœufs, chevaux et autres animaux comestibles rejoignaient la capitale par train ou camion. Les abattoirs de La Villette, de Vaugirard : des hectolitres de sang, des kilomètres de tripes, des côtes de bœuf, de l’andouillette, de la côtelette, sans que personne ne s’aperçoive jamais de l’angoisse dans le regard des animaux qui allaient mourir.
(Une boucherie avec sa grille)
Le dimanche, l’église saint Pierre de Montrouge était pleine de pêcheurs qui cherchaient à se faire pardonner leurs iniquités de la semaine. Musique d’orgues, prêchi-prêcha, soyez bons les uns avec les autres, une fois la messe terminée, ITE MISSA EST, la bourgeoisie bon teint traversait l’avenue de Maine et la rue d’Alesia pour foncer chez « Vivier » et sacrifier au péché de gourmandise avec l’anticipation de se taper une Religieuse au dessert du déjeuner dominical .
Le prêtre était accompagné jusqu’à la grande porte de sortie ouverte à deux battants, par un garde Suisse en grand uniforme, avec habit à la Française, bas blancs, et pompes de cérémonie. Il frappait le sol avec sa canne, tout investit de sa mission et les fidèles qui dégueulaient de l’église, avec le bon dieu qui dormait sous les godasses, se réjouissaient d’avoir été pardonnés.
(Pélerine et baton blanc...)
Le dimanche matin, parfois, la fanfare municipale du 14ème arrondissement (quartier du Petit-Montrouge) déambulait dans les rues du quartier en un joyeux bordel ! On les entendait venir de très loin. On courrait aux fenêtres pour les voir défiler. A défaut de fanfare, et probablement plus souvent aussi, il y avait le vitrier qui passait avec ses vitres sur le dos dans un cadre en bois, sa boite de mastic, et qui gueulait : » Viiiiiiiitrier ! Viiiiiiiiitrier . Je ne l’ai pas vu souvent entrer dans un immeuble ! On cassait moins les vitres que la vaisselle. !
De temps à autres, des musiciens de rue poussaient la chansonnette sous les fenêtres alors en enveloppait quelques pièces que l’on jetait à l’extérieur et on les voyait courir pour les ramasser…
Il y avait la télé, mais pas comme aujourd’hui ….tu penses, une télé avec une seule chaine, un vrai petit écran des programmes deux fois par jour avec une émission phare : Paris-Club, dont un animateur, Jacques ANGELVIN sera arrêté pour avoir trempé dans la French Connection !
T’allumais ta télé avant le journal télévisé de midi et tu l’arrêtais jusqu’au soir, au moment où Catherine LANGEAIS t’annonçait le programme de la soirée.
( Il y avait des édicules d'un autre âge servant aux épanchements de vessie)
De temps en temps, en marchant dans les rues, tu pouvais passer devant un immeuble dont la porte d’entrée avait été drapée de tentures noires avec une initiale frappée en haut, juste au-dessus de la porte. Il y avait un N, un U, un tout ce que tu veux. Le mort était réduit à sa plus simple expression : une lettre de l’alphabet, la première de son nom de famille, une façon pudique de laisser la populace s’interroger sur l’identité du mort qui, apparemment, devait rester secrète.
(Le petit âne du vendeur de lavande: il savait rentrer tout seul dans sa 2CV)
Un décès avait eu lieu dans la maison. Les croque-morts de l’époque devaient se taper la descente du cercueil par l’escalier ! Du chêne clair avec les poignées qui allaient bien ! D’un lourd, je ne te dis pas.
Quatre mecs des pompes funèbres municipales plaçaient la boite à domino dans un corbillard Citroën, on attachait les couronnes de fleurs, et la macchabée partait pour son dernier voyage .Une fois le mort parti, les employés municipaux démontaient tout le tremblement mortuaire, l’immeuble reprenait son aspect habituel, et tout rentrait dans l’ordre.
Dans les années cinquante, faut croire qu’on pissait beaucoup !
Plus qu’aujourd’hui sans doute…ou bien qu’il y avait moins de sanitaires implantés dans les appartements….le fait est que Paris était quadrillé par des édicules d’un autre âge, hérités de la belle époque ou des années trente.
De nombreuses vespasiennes décoraient les rues du Paris de l’époque. On les utilisait souvent comme surfaces d’affichage. Des ardoises verticales, de l’eau qui coulait dessus, une rigole, un vague toit, une enveloppe en tôle peinte en vert bouteille ou gris souris, le tout dans les courants d’air. C’était quand même mieux qu’avant ou l’on soulageait sa vessie au coin d’une rue ou dans un hall d’immeuble…mais les odeurs en été….une infamie amplifiée par la chaleur de Paris que reflétait le macadam et les pavés.
(Musiciens des cours d'immeubles)
Dans certains quartiers, dans des lieux connus pour cela, d’étranges manèges prenaient place dans les « tasses ». La morale eut gain de cause et les vespasiennes en question furent remplacées par des édifices propres, clos, mécanisée et payants tandis que les habitués des rendez-vous furtifs durent se rabattre vers des lieux plus intimes.
Le grand marché d’Alésia abritait au plus un boucher, un poissonnier et un cours de halles. T’étais petit, alors tout te semblait immense. Chez le poissonnier il y avait des aquariums ou nageait des truites qui cherchaient la sortie. Sur le mur, à l’extérieur, on avait fait l’image d’un phare en bord de port, avec des morceaux de céramique. Une image gravée dans la mémoire.
(Renault 4CV "Pie" véhicule emblématique de la Police Parisienne de l'époque)
Vers midi, la cloche de Saint Pierre de Montrouge couvrait la voix des crieurs ! « Elle est belle ma morue ! Elle est belle ma sole ! Allons-y sur les fruits de mer ! » Aller où ? Quand t’es un mioche, tu comprends pas tout bien sûr.
Et puis il y avait plein de petites rues pour se balader et rêver à plein de choses…Rue Montbrun, Rue de Bigorre, Rue Bezout, Rue de la Saône avec ses pavés et son herbe qui poussait. Au-delà de l’avenue René Coty, c’était l’aventure, la découverte d’un quatorzième d’autre part, des rues qui descendaient vers d’autres quartiers, aussi chouette que le nôtre mais différents.
(Des " bougnats" partout, au petit blanc, après avoir livré dans les étages les deux cent ou trois cent kilos de coke )
La rue d’Alésia coupait le quartier en deux. D’un côté au sud, Le Petit Montrouge, de l’autre vers le nord, le reste ….et Denfert-Rochereau ou trônait une copie du Lion de Belfort.
A Denfert, il y avait l’entrée des catacombes…. « Arrêtes ! C’est ici l’empire de la mort » Au dix-neuvième siècle, il existait un "octroi », une porte, quoi.
Tu revenais de la cambrousse avec des marchandises, tu devais payer une taxe. Les années cinquante ? Un autre monde je te dis : des taxis bizarres avec des compteurs A L’EXTERIEUR, des flics en pèlerine, des prémices de révolte en Algérie avec un nom qui revenait souvent : Messali HADJ.
Mais nous, on était des gamins, et tout ce merdier, l'Algérie, la politique, c’était des histoires de grands, tu piges ?
© 2016 Sylvain Ubersfeld pour Parie-Mémoires