(Note: j'ai passé plusieurs semaines employé à la RATP lors d'un job étudiant. J'étais affecté à Denfert-Rochereau,sur la ligne dite "de Sceaux". L'appellation RER n'existait pas. Je faisais des trous dans des billets...je trouais tout ce qui passait à ma portée.....)
1846.
Le gigantisme de l’embarcadère de Denfert-Rochereau tranche avec les dimensions du quartier. Les Ducs de Nemours et de Montpensier, représentant leur roi de père, ouvrent le 23 juin, la route ferroviaire en direction de Sceaux et Orsay.
Depuis le milieu du 19ème siècle, le train de Sceaux est la ligne de l’aventure, en route vers les galipettes, le blanc-limé, les baisers volés ou consentis à l’ombre du Grand Arbre de Robinson.
De la pierre de taille, un édifice colossal, une boucle pour permettre aux trains de faire demi-tour l’air de rien : un convoi arrive d’au-delà de Paris, ce même convoi est aussitôt remis dans le sens du départ pour envoyer à la campagne les Parisiens en mal d’aventures dominicales.
(Le pont sous la rue d'Alésia en cours de percement. Au fond, on peut voir le clocher de St Pierre-de-Montrouge)
Les fortifs sont à peine terminées par Thiers, qui deviendra la boucher de la Commune, mais qu’importe, la ligne passera à travers, en direction de l’Yvette et l’Essonne. Oublie le Parc Montsouris, tu survoles la rue d’Alésia silencieuse et encore provinciale qui est en train d’être percée, ne t’inquiète pas d’un arrêt à la Cité Universitaire qui n’existe pas…car on va s’arrêter à la gare de Sceaux-Ceinture là où se croisent la ligne de Paris à Orsay et Limours, et celle, obstinément circulaire de la Petite-Ceinture…
Pas d’arrêt à Gentilly, encore moins à Laplace. Tel un train rapide lancé vers la province profonde, le train de Sceaux ne s’arrête qu’à la prochaine gare après Denfert : Arcueil-Cachan. Les Parisiens ne le savent pas encore, mais un célèbre musicien habitera au 22 Rue de Cauchy, dans quelques années…un musicien portant une redingote noire, un faux-col et un pince nez. Mais en ce moment, le petit Erik est encore bien jeune et le train de Sceaux continue sa route à pleine vapeur.
(L'embarcadère près de la barrière d'Enfer...)
Le train vers le plaisir ne s’arrêtera pas à Bagneux : et pour cause, pas de gare ! Bourg-la-Reine, puis Sceaux pour le moment car la gare de Robinson est encore un projet dans les cartons de la compagnie P & O !
Sceaux, nous y voilà, sur la route des pèlerins vers Compostelle. Au diable la religion, et si on allait simplement au bal de Sceaux, dans le jardin de la ménagerie, en face de la gare ?
Un kilomètre à pied, ça use les souliers, mais pas de quoi faire fléchir l’énergie des voyageurs qui se rendent aussi en masse vers les guinguettes de Robinson. C’était avant, bien avant…
La gare de Sceaux est située près de l’église Saint-Jean Baptiste, allons boire un coup avec en prime la bénédiction de l’évangéliste…D’un jeu de jambes, on est au Grand Arbre ou au "Vrai Arbre », deux établissements concurrents avec cabanes dans les branches pour jouer au cache-cache amoureux, peut-être ?
A un jet de pierre des fillettes de blanc, des verres de sirop d’orgeat, de la liqueur de genièvre, des boissons de mai au « waldmeister », la lycée Lakanal fabrique déjà des générations de surdoués, épanouis plus que d’autre par la vertu d’un paysage bucolique. Sceaux : sept kilomètres depuis l’octroi de Denfert-Rochereau, une trentaine de minutes pour passer de la ville à la campagne, du bruit des roues de calèches sur le pavé au chant des merles pensifs nichés dans les marronniers et les tilleuls.
2016. Pour venir par la route, tu seras passé par la Vache Noire, un carrefour mythique rappelant l’existence d’une auberge éponyme sur la route royale numéro 20, une auberge cadastrée en 1812 et dans laquelle il devait faire bon de s’encanailler en bonne compagnie a grand coup de petit blanc des vignes de Bagneux ou de Montrouge.
(Un bidonville entre Paris et Sceaux fin 19ème)
Vers le sud, à travers de pauvres banlieues grisâtres aux cultures dissolues, en traînant derrière un bus malpropre ou une camionnette de livraison, tu passeras sans le savoir du monde commun en pays commun, au microcosme brillant des « cellae », ces petites maisons, souvent bien grandes, qui abritent leur population derrière de belles grilles en fer forgé peintes en noir ou en vert foncé parce que ça fait plus sérieux et plus durable.
Pas d’indifférence en montant la côte qui va te porter en surplomb d’un Paris laissé derrière toi. Tu sens déjà le changement : c’est aéré, les arbres se portent bien, les maisons de l’avenue Carnot sont en ordre de parade avec les belles couleurs des volets fraîchement repeints. Les contraintes de « l’autre » monde ont été abandonnées à Bagneux….
Entre deux cours qui faisaient bien chier, une grande récréation pour les élèves du Cours Florian, rue du Lycée…
Sous la houlette bienveillante d’un surveillant non-conventionnel, les crétins que leurs parents ont envoyé dans cet aimable établissement par dépit, jouent les explorateurs dans les souterrains du Parc de Sceaux avec choc imprévu entre un cuir chevelu et le sommet d’une voûte, le tout à la lueur d’une bougie. Qu’importe.
(Le débarcadère à Sceaux à côté de l'église St Jean Baptiste. La gare de Robinson n'existe pas encore)
Retour à la lumière avec le sang qui coule de la plaie ouverte, lumière de mai sur le parc de Le Nôtre, petits nuages blancs d’une fin de printemps…espace du parc, silhouette du château de Colbert qui ne vivait pas exactement dans la pauvreté, normal pour un ministre des finances.
Rue Houdan, les fromages sont bien rangés chez Verdot et les religieuses en pleine prière à la pâtisserie Colbert. Loden et Barbour sont de sortis sous prétexte de courses préalable à une repas dominical.
Tout est bien en place, ancré dans la tradition et dans l'histoire.
Au menu des échanges intellectuels du déjeuner, deux savants célèbres, deux voisins d’exception aujourd’hui partis bien loin étudier d’autres rayons différents des rayons « x », d’autres composés que le polonium et le radium.
Au jardin de la ménagerie, de sages nounous gardent un œil sur la progéniture confiée le temps de courses en centre-ville. Manège fermé, manège ouvert, un manège bien propre qui fait tourner les têtes blondes. Cuisses musclées des tenniswomen, Lacoste ou Fred Perry des hommes au bout des raquettes, la poussière monte du sol à chaque fois qu’un adepte renvoie une balle jaune ou blanche dans l'enclos du Tennis Club où, en été, le vent malin se fraie un chemin sous la jupette des joueuses.
(ça guinche ferme au "vrai arbre". Petit vin blanc, petites caresses, baisers volés ou consenti, le tout à trente minutes de Paris. Que demande le peuple?)
Rue du Lycée,Avenue Carnot, des maisons tranquilles, des maisons à histoire de famille, une maison au numéro huit qui a vu grandir une famille en même temps que changeait le monde.
Une simple maison, non, une maison à Sceaux, avec un petit jardin où se cache une tortue venue d’un autre temps et en route pour vivre certainement plus longtemps que n’importe quels Scéens.
Une maison en pierre de taille avec une terrasse d’où on peut voir au loin la tour Eiffel et constater de-visu que l’on vit loin du rythme infernal d’un Paris intra-muros qui tue ses habitants plus qu’il ne les épanouit.
Sceaux n’est pas la France, Sceaux n’est pas Paris. C’est un arrêt sur image, un arrêt dans le temps.
Tu montes sur une colline, tu rentres dans un domaine privé ou les valeurs ne sont plus les mêmes, où les oiseaux chantent mieux que ceux du jardin des Tuileries : c’est normal, à Sceaux les arbres respirent.
Si tu pars le matin bien tôt, tu ressentiras le silence plus que l’absence de bruit, tu passeras rue du Lycée dans le souvenir d'une fraction de scolarité,tu descendras peut être ver la lumière blafarde de la gare du RER qui te ramèneras avec son crétin de métro,vers un semblant de ville...
La vraie ligne de Sceaux n’est pas ce transport de masse, mais une route vers la campagne qui allait il y a longtemps bien au-delà de Saint-Rémy-lès-Chevreuse en passant pas très loin de cette abbaye de Port-Royal qui fleurait encore bon le Jansénisme du XVIIème siècle.
Qu’importe la technique, je me fous finalement de savoir que Jean-Claude Républicain Arnoux fut polytechnicien et que son système d’articulation des essieux ait pu contribuer au transports amoureux vers les guinguettes de Robinson et le Bal de Sceaux, ce qui compte le plus pour moi, c’est la souvenir de cette fumée légère sortant de la cheminée des locomotives, et qui traçait dans le ciel, entre les fortifs et l’église Saint-Jean Baptiste, un petit chemin de plaisir.
©2017.Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire