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PETITE-CEINTURE

Toi, tu crois que Paris, ce n’est que des immeubles, des églises qui sentent le bon dieu, des rues qui vivent, des places qui se chauffent au soleil d’été sous de vagues nuages blancs, des cafés, des bistrots, des halles à viandes ou à légumes, des tramways qui couinent dans les courbes, des bus Renault, des taxis à chauffeur russes blancs rescapés de la révolution de 1917....

Toi, tu ne vois qu’à travers ce qu’il y a aujourd’hui et qui fait vibrer ton cœur sec…Toi, tu crois que tu ne peux parler que de ce dont tu as été le témoin…Toi, tu te trompes....


Moi, je ne l’ai pas vu, mais crois moi, j’y étais, sur trente-trois kilomètres, dans la fumée des locomotives Forquenot, dans les odeurs des lampisteries, les effluves de voyageurs en fin de journée, le chuintement des freins à air, la respiration des machines, la chaleur des freins…

C’était dans les années vingt, 1924 il me semble…

(L'hopital Beaujon dans le 8ème, là ou travaille le bon Docteur Perroteau)


Je les ai croisés tous les trois mais eux ne l’ont jamais su.

D’abord Marguerite DELETRAZ, une gentille fille à numéro qui bosse au « 106 », une boite à rideaux du Boulevard de la Chapelle et qui habite Rue Saint Yves, pas très loin des anciennes fortifs.

Elle prend son train à la gare de Montsouris en route vers son destin de femme à tout le monde. Elle va descendre à la gare de La Chapelle-Saint Denis…Dans sa taule les clients la surnomment « Meg-bouche-d ’Or », va savoir pourquoi...Elle est venue de son patelin de Savoie, Taninges, pour tenter sa chance à Paris.

Elle devait être blanchisseuse ! tu parles ! Mauvaises rencontres, mauvaise pioche. Elle bosse de 14H00 à minuit, elle regrette son pic du Marcelly, son plateau qui s’étire jusqu’à Sixt, son reblochon, ses ballades à pied pour monter au col de Joux-Plane.

Ensuite l’ouvrier, le Fernand BLONDEL, qui turbine chez Poncet, le fabricant de meubles du côté de la rue d’Avron. Fernand habite derrière l’avenue de Clichy, en dix-neuf minutes il sera au charbon, maniant le tissus, le bois, la colle qui l’enivre.

Et puis il y a aussi le Docteur Amédée PERROTEAU, un fils de riches provinciaux qui est monté à Paris pour faire sa médecine et partage maintenant son temps entre sa consultation à l’hôpital Beaujon et la Faculté où il enseigne aux carabins trois matinées par semaine.

(Marguerite DELETRAZ, dite "Meg BoucheD'or", qui travaille au 106 où elle est femme à numéro)


Une heure et quatorze minutes pour faire le tour de Paris. La petite ceinture se tortille en suivant le trajet des fortifs, à quelques centaines de mètres vers l’intérieur de Paris. Du souterrain avec de la fumée qui te rentre par les interstices des fenêtres mal isolées, de la suie qui se dépose sur les robes blanches des femmes ou sur le rebord du chapeau des messieurs.

Vingt-huit arrêts pour les forçats du rail qui poussent leur machine sur la petite ceinture, vingt-huit occasions de faire connaissance avec son voisin, vingt-huit fois le départ dans le bruit des essieux.

Tu es à Paris mais ce n’est déjà plus Paris puisque tu ne vois rien sur la moitié du trajet…mais quand tu sors du trou, tu retrouves l’horizon enfumé de ton année 1924 avec son paysage qui n’en finit pas de changer et ses usines du Nord de le grande ville.

(La gare du Champs de Mars crée pour la circonstance : l'exposition universelle de 1900)


Les cheminots de la petite ceinture sont condamnés à tourner en rond. Les passagers, eux, s’en foutent puisqu’ils vont simplement au travail, ou parfois, promener les enfants sous les frondaisons du Parc Montsouris et dans les squares des beaux quartiers du côté de l’avenue Henri Martin.

La ligne : un vrai chemin de fer avec ses employés, ses chauffeurs, ses lampistes, ses mécaniciens, et un horaire incroyablement précis pour faire marcher le tout suivant comme une mécanique bien huilée avec un premier tour de roues à 4H23 le matin, été comme hiver. Les parisiens ont besoin de fiabilité.

Les voyageurs de la Petite-Ceinture lisent parfois les journaux qu’on repasse à son voisin après avoir parcouru les gros titres:

Lénine vient de mourir... Sun-Yat-Sen le Chinois proclame les trois principes du peuple... En Allemagne, un certain Monsieur Hitler fait rentrer au Reichstag un parti avec un drôle de nom : le NSDAP…

(La Gare du Parc Montsouris ,vidée de son sens, de ses voyageurs et de ses trains)


Etrange population que celle de cette ceinture ou se côtoient sans animosité, les grisettes des barrières, les survivants des apaches, les bourgeois qui aiment la vapeur et préfèrent l’escapade circulaire à la traversée de Paris en Métropolitain, les cocottes de haut vol allant à un rendez-vous tarifé à Passy, les garçons de recette au service de la Société Générale, les garçons de café qui vont prendre leur service au Zeyer, à la Brasserie des Ternes, les boulots qui vont bosser chez Citroën quai de Javel et qui s’endormiront dans le train du retour vers Ivry…

Je sais que tu aimes rêver pour te sortir un peu du cercle implacable des rails qui entourent Paris depuis 1862…Je sais que la pierre encore blanche des immeubles Haussmanniens te rappelle que ton pays te manque, alors échappe toi vers les Pyrénées en prenant les rails en correspondance à Orléans-Ceinture, sauves toi vers l’Alsace en montant d’un coup de jambes les escaliers de la station Est-Ceinture, ou glisses toi auprès de bretons en retour au pays, en ayant quitté ton train circulaire à Ouest-Ceinture, entre Montrouge et Vaugirard.

(Un convoi de la Petite Ceinture tracté par une locomotive Forquenot. Là aussi, les trains roulent à gauche...c'et une vraie ligne de chemin de fer, sauf que ça tourne....)

Mais non, mon camarade, les vacances, ce n’est pas pour tout de suite, il faut attendre encore un peu en espérant que les patrons céderont un jour, alors toi tu continues à tourner sur tes rails.

Meg « bouche d’or » rentres vers la rue Saint-Yves, le Fernand, lui, reviens vers son impasse ouvrière de la villa Isidore Ponce tandis que Perroteau s’en retourne vers la sécurité bourgeoise d’un Passy douillet.


Toi, tu reviens à l’air libre. Le souterrain c’est pas pour toi …et puis le métro n’en finit pas de creuser ses trous dans Paris…des trous jusqu’à la consommation des siècles, pour créer des lignes où la fumée et la vapeur ne seront plus que souvenirs : tu pourrais aller en quarante minutes de Montrouge à Clignancourt, c’est pas beau, ça ?

En attendant, les voitures en bois, parfois même à impériale, chuintent sur les rails à petite vitesse parce que c’est la petite-ceinture et qu’il y a peu de lignes droites.

Le métro à fait du tort à la vapeur. Alors en 1934 la petite ceinture immobilise ses voyageurs, fige le passé dans un présent définitif, et tue le futur des rails et de ses salariés. Plus d’argent, moins de raisons de faire courir sur les rubans d’acier les équipes de conduites du « syndicat de la petite-ceinture », et la ligne s’endort.


Pendant ce temps-là, à la surface, les garçons de café en tablier blanc et papillon noir, continuent de servir aux terrasses des cafés.

(Inventaire du matériel roulant du Syndicat de la Petite ( et de la grande) Ceinture.

Et puis il y a le reste, la modernité, la course au temps, encore plus de trous, encore plus de rails souterrains…Il ne reste plus qu’à livrer la ligne de ceinture aux aimables chats, aux gentils poètes en recherche des effluves du passé, aux spéléologues de l’urbanisme, aux historiens de la technique ferroviaire.

Du côté de la Rue de Coulmiers, là ou passaient autrefois les convois de ceinture, les plantes sauvages ont repris leurs droits sur le ballast. Dans les souterrains, parfois, des sans-domicile fixe s’enroulent dans de vagues couvertures et dorment en respirant les odeurs de fumée de l’ancien temps, le tout sans craindre le passage d’un convoi-fantôme chargé de travailleurs.

Toi tu vagabondes dans ta tête. Il y a longtemps que sont partis sous d’autres cieux les voyageurs auxquels tu penses, Fernand, Amédée, Meg. Eux n’ont fait qu’un passage sur la ligne, toi tu en connais maintenant les secrets : tu sais que dans certains endroits, il y a des passages qui mènent vers les carrières, tu sais que certains tronçons seront transformés en zone pour piétons, ballades dominicales avec les gamins sur un vélo-rail, flâneries à la recherche d’aubépines. Tu sais que les traces de suie accrochées à la voûte des tunnels ne s’effaceront jamais.

© 2007 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires



Tu as compris aussi que, comme beaucoup de lieux de Paris, la petite-ceinture est également immortelle.

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