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HOTEL DU NORD

« J’ai besoin de changer d’atmosphère, et mon atmosphère c’est toi… » « Atmosphère ,atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? Puisque c’est ça, vas-y tout seul à la Varenne ; bonne pêche et bonne atmosphère… »


La Varenne, 17 kilomètres depuis l’Hôtel du Nord, une éternité pour y aller en autobus, une seconde pour y aller en pensée dans l’esprit de Monsieur Raymond qui se voit déjà le flotteur en liège dans l’eau de la Marne, le pliant bien calé, l’esprit qui dérive vers les chalands qui passent.


Hôtel du Nord, un petit bâtiment un peu crade, une dizaine de fenêtres qui regardent la vie le long du canal Saint Martin, une façade qu’a peut-être apprécié Eugène DABIT, écrivain populiste à l’origine du roman qui se matérialisa quand Louis Jouvet et Arletty se retrouvèrent ensemble pour le tournage célèbre. Hôtel du Nord, hôtel des illusions puisque c’est à Billancourt que tout fut reconstitué grâce au talent incroyable d’Alexandre TRAUMER, magicien de la perspective, chef décorateur de génie…

(Hotel du Nord. Jacques Tardi, dessinateur de génie...)

Mais tout cela c’est de l’histoire, pas de l’émotion.

Le canal, lui, se fout des détails. Ce qui l’intéresse c’est de savoir qui va venir se promener le long de ses berges, qui va poser ses fesses dans les petits bateaux de touristes ou de parisiens curieux qui feront la croisière calme entre le bassin de l’Arsenal et celui de la Villette.

L’eau du canal vient de bien loin avant de se jeter dans le bassin de l’Arsenal. Le long des champs du côté de Mareuil-sur-Ourcq, elle commence à couler doucement en espérant arriver jusqu’à la Seine, emportant avec elle le souvenir du grand Nord-Est de Paris, les images des champs plats du côté de Vignely, les visions des grands arbres de la forêt de Retz, ou ceux de l’aimable gare champêtre de Silly-la-Poterie, où finalement tout commence près de la grande plaine de l’Aisne.

L’eau, c’est les hommes. L’eau attire les confidences, la langueur, l’introspection, les questionnements et les baisers.

Feuilles mortes qui glissent sur la surface du canal, méditation entre deux écluses, entre deux passerelles, entre deux ponts.

(Passerelle sur le canal Saint-Martin)

Bizarre comme le calme se dépose autour du canal et sur toute sa longueur, un peu comme si une trêve s’était mise en place dans la grande ville. Il y a les autres quartiers ou se déroule la vie, et celui qui met tout entre parenthèses, zone préservée qui se love aux alentours de ces quelques malheureux kilomètres encore protégés.

A l’Ouest du quai de Valmy : le bruit qu’attire la seule présence de la gare de l’Est et le quartier trop agité de la Rue La Fayette, à l’Est, il y a la gentillesse d’un coin en retrait du monde, Rue de la Grange-aux-Belles, impasse Chausson, rue Vicq d’Azir. Les deux mondes s’observent, se côtoient, se rejoignent par quelques marches d’une rive à l’autre en passant par-dessus le canal qui vit au ralenti.

Echappé encore une fois d’une obscure salle de classe, je suis venu attiré par la lumière de ce printemps, alors que dans l’air tourbillonnent de minuscules substances poussées par le vent, une sorte de poussière d’or.

Une écluse, des écluses ; je m’arrête, passionné soudain par les mécanismes et le miracle de l’eau qui fait monter ou descendre en quelques minutes un mini bateau-mouche avec ses japonais chargés de technologie photographique, ses allemands, ses hollandais, tous avides de percevoir la vraie nature du canal, entièrement convaincu qu’une fois la croisière terminée, ils en auront appris plus sur la ville.

(Le canal mis au "chômage")

C’est une erreur, car le canal ne peut se découvrir que si l’on est prêt à faire corps avec lui, à marcher depuis l’Arsenal jusqu’à la Rotonde de la Villette et à revenir à la Seine en passant de l’autre côté.

Cela prend du temps, pas question d’abréger l’exercice car pour descendre au fond de soi et parler à l’âme du canal, il faut prendre son temps, comme à chaque fois que l’on parle à un plan d’eau.

Parler avec la Seine, c’est bon, elle n’a pas trop de temps à consacrer à tes états d’esprit, elle a du boulot pour aller vite, vite jusqu’à la mer.

Parler avec le canal, c’est une autre histoire. Une histoire d’amour qui a la forme de la passerelle de la Douane, ou celle de la passerelle de la Grange aux Belles, en souvenir d’une ancienne ferme peut être ? Parler avec le canal c’est aussi lui ouvrir son cœur et lui adresser larmes ou sourires en traversant sur le pont tournant de la rue Dieu, pas le vrai bien sûr, celui qui est censé être bon, mais plus simplement un général de l’empire dont le parcours guerrier s’est terminé à Solferino. Tu vois, je t'avais dit que pour faire des rues de Paris, il faut se servir de la mort des grands hommes.

Alors tu es là, regardant ton écluse qui a fait monter le petit bateau d’un niveau puisqu’il faut vaincre la pente, et tu penses peut-être à l’éclusier ou à sa femme se souvenant des vers du poète disant :

« Sur le canal Saint-Martin glisse Lisse et peinte comme un joujou Une péniche en acajou Avec ses volets à coulisse »

(L'Hôtel du Nord, hôtel des illusions...)


Magie des mots écrits par ceux qui aiment la ville avec la tendresse d’un père ou d’une mère.

Le bateau est encore prisonnier, les portes du bief sont encore fermées, les passagers se préparent dans leur tête à quitter ce moment suspendu dans le temps, captifs d’un instant entre Valmy et Jemmapes, en route vers un nord de Paris et le mystérieux pont mobile du canal de l’Ourcq ou la voûte résonante de la fin de canal du côté de la Bastille.

De temps en temps, le canal, comme un malade qui doit être pris en charge après la découverte de trop nombreux symptômes indiquant une santé chancelante, est soumis à un chômage forcé, obligatoire, planifié. Plus de circulation, plus d’âme, son long corps est mis entre parenthèses et ses entrailles sont fouillées.

Plus d’eau ! Quelle tristesse ! que de viols de son intimité, même si c’est pour la bonne cause. Extraction des stupides caddies jetées par de stupides voyous, récupération de deux roues volées, de débris laissés par une population qui se dit civilisée mais n’hésite pas à déverser dans le canal les résidus d’une pensée défaillante, les restes de méchanceté, l’ordure qu’elle porte en elle.

Puis, désinfection, points de suture, réveil, convalescence, ouverture des écluses retapées, nouveaux sourires des Nippons sur le bateau à moteur, la vie reprend.


La neige parfois achève d’endormir le canal, après avoir enseveli les sons dans le grand silence de l’hiver. Pêcheurs disparus, réduit à regarder leur matériel jusqu’à la prochaine opportunité, amoureux transis qui hâtent le pas, migrants désabusés qui campent le long de l’eau noire, triste figure du canal mais belle image qui séduit, surtout si tu sais que tu vas pouvoir, à ton heure, prendre le thé en regardant à travers une fenêtre la neige tomber sur Paris.


Alimenter Paris en eau potable ? Belle mission, mais tu t’en fous un peu. Il y a longtemps déjà que ça ne fonctionne plus comme cela, et tu n’es pas un guide touristique. Ce qui compte pour toi c’est de conserver les images de ce que tu as vu, voir l’eau qui continue à couler par l’interstice entre les portes des écluses, sourire en passant sur la passerelle de la Grange-aux-Belles, t’extasier sur la passerelle Allibert et surtout continuer à espérer que le plan d’eau reste pour toujours protégé des bétonneurs avides qui tuent la ville doucement mais sûrement à coup de grands projets validés par les bobos et les escrocs de l’immobilier.

Certaines années, j’ai vu le canal se rebeller en congelant sa surface. Des pigeons et des mouettes rescapées de Haute-Normandie venaient y faire du patin. D’autres fois, j’y ai vu sur les berges, du côté du quai de Valmy, un jeune presque délinquant étanchant sa soif de vie avec des discours, des fausses promesses sous le charme des lampadaires d’une nuit d’été ; l’eau est parfois aussi dangereuse que l’alcool…

Odeurs de goudron encore chaud, odeur de poussière Parisienne, odeur de croissant qui s’échappe d’une boulangerie dans un quartier qui dort encore, odeurs d’une nuit d’été dans la ville quand le cœur bat plus vite dans l’attente du jour nouveau autour du bassin des Récollets.

Retour à la voûte qui passe sous le boulevard Richard Lenoir.

Echo des conversations sur le bateau-mouche, fumée des bateaux à vapeur qui n’est plus qu’une vague trace dans la pierre.

Vive Napoléon, premier consul, vive Charles X et les jolies robes des parisiennes invitées sans nul doute à l’inauguration du canal, mais honte à Haussmann qui le fit couvrir.

Fin de rêverie, fin de ballade…

(La maison de l'éclusier)


Si tu franchis le bassin de l’Arsenal, c’est foutu. Tu rentres dans le bruit, tu rentres dans la réalité.

Tout le monde n’est pas fait pour aimer le canal. Il faut avoir du temps, de la curiosité, un petit peu de révolte en soi, une once de ruse, un soupçon de romantisme. Il faut avoir aussi un cœur pur comme celui de Nini Peau d’chien pour pouvoir aussi mieux comprendre les mots de Bruant :


« Quand le soleil brille Dans ses cheveux roux L'génie d'la Bastille Lui fait les yeux doux Et quand a s'promène Du bout d'l'Arsenal Tout l'quartier s'amène Au coin du Canal »


©2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires

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