Quand il était temps de violer périodiquement l’interdit, je sautais parfois dans l’autobus 68 qui reliait la Porte d’Orléans à la Place de Clichy. Personne ne savait ou j’étais passé, encore moins les parents, le silence était préférable à la honte !
L’entreprise que dirigeait mon anarchiste de père avait été chargée de la création du système de sonorisation du cabaret « Le Lido » situé sur les Champs-Elysées. De temps en temps, il m’emmenait avec lui dans le célèbre cabaret et me déposait près du vestiaire des « Bluebell Girls », cette troupe de danseuses d’élite crée par l’Irlandaise Margaret Kelly, une ancienne danseuse des Folies-Bergère qui avait monté sa propre troupe de « girls » en 1932.
« Tu ne bouges pas d’ici » disait-il, l’esprit déjà ailleurs. Alors je ne bougeais pas. Je n’aurais d’ailleurs bougé pour rien au monde puisque c’était le moment de la journée pendant lequel les danseuses répétaient en costume de scène, jusqu’à n’en plus pouvoir, les chorégraphies des deux spectacles du soir. Ce fut les premières plumes d’autruche et les premiers seins nu bien avant l’heure.
De longues périodes d’attente, le regard fixé sur la quasi nudité de ces femmes à la plastique exceptionnelle qui passaient devant moi dans un brouhaha où dominait l’anglais, ont certainement éveillé peut-être un peu tôt un sympathique intérêt pour la gente féminine. Mais l’immobilité forcée dans les coulisses du Lido, ce n’était pas ma tasse de thé et mes jambes souvent engourdies prirent bien vite le dessus ; je préférais marcher, le nez au vent, les yeux à l’affut.
Banni de la Rue Jules-Chaplain et de la rue Bréa par des belles de jour qui m’avaient trouvé trop jeune, mon terrain de découverte devint vite le nord de Paris, à l’ombre de la butte, ou le milieu avait ses habitudes, les Corses disputant aux Marseillais ou aux Stéphanois le contrôle des jeux, des filles, de la vente de coco ou de cigarettes de contrebande. C’était l’époque de Jimmy Mignon et de Fernand Bernard dit « Louis d’Auteuil » ou Edouard Ternier dit « Le Camionneur ». Pour faire bonne mesure, on rajoutait ici et là quelques « juges de paix » censés faire régner un peu d’ordre quand des conflits éclataient entre bandes rivales. Les frères Panzani et Jo Attia géraient les belligérants du côté de Pigalle tandis qu’André Stora et Sion Atlan faisaient de même pour les cercles de jeux du faubourg Montmartre opérant sous le contrôle de Marcel Francisci et des frères Zemour, des pieds noirs venu de Sétif dans les années 50 !
(L'académie de billard de la rue de Clichy: des demi-sel, petits voyous et truands en devenir, y passaient des journées entières en attendant de relever les compteurs...)
Le 68 montait en direction du nord en passant par la rue de Clichy. Il en descendait en utilisant le rue Blanche. Place de Clichy, c’était le terminus, pas très loin de l’académie de billard ou des demi-sel et des futurs voyous passaient leur journée, entourés de boules blanche ou rouge roulant sur d’impeccables tapis vert.
Après être descendu de l’autobus, il fallait prendre son temps pour faire à pied les 850 mètres qui séparaient la vertu du vice en passant par la très bourgeoise rue de Douai bâtie d’immeubles Haussmanniens. Les derniers cent mètres de ton parcours, tu prenais un raccourci par la rue Duperré et tu débarquais dans un autre monde, bien loin de la sage morale du 14ème arrondissement, à des lieues de Saint-Pierre-de-Montrouge. Tu étais alors place Pigalle, tout près de la rue Frochot, haut-lieu des belles de nuit, des bars louches, des cabarets un peu chics mais surtout près des vitrines dans lesquelles, sur fond de satin punaisée au bois, s’annonçaient les spectacles avec les photos de femmes dénudées dont la vision était l’ultime but de ces voyages interdits.
Noyade des yeux dans les néons rouges et roses allumés de jour comme de nuit, aboyeurs en livrée avec casquette à gallon, sourires en coin qui te faisait comprendre que tout le monde savait pourquoi tu étais venu, que tout le monde s’en foutait, tu te demandais alors pourquoi ne pas rentrer dans un établissement ou s’effeuillaient Lolo-Pigalle, Frédé gueule d’ange, ou Cléo de Saint-Amour au nom bidon mais bien trouvé.
(On dessoudait ferme chez les voyous....l'affaire du "Thélème", un bar à truand au coeur de la guerre des gangs)
En fait, si une bonne partie du quartier était dédié à la glorification de la fesse et de la poitrine, une autre était plus orientée vers des plaisirs brefs et tarifés. Suivant le lieu, suivant la géographie, c’était de l’esthétique, du beau, du moins beau, ou parfois même, du purement moche, du foutrement triste. Place Pigalle, c’était la vitrine de la nuit. Dans les petites rues avoisinantes, rue Frochot, rue Victor Massé, des hôtels de rien hébergeaient des filles à tout le monde avec bas résille, talons-hauts, et rouge à lèvres remis après chaque passe. Régulièrement, des descentes de police prenaient place avec véhicules noir et blancs, tractions-avant, foule de curieux dans la rue, inspecteurs de la mondaine en veston croisé et chapeau mou, qui connaissaient chaque fille par son vrai prénom, et ne rechignaient pas à boire un coup une fois l’emballage terminé et le panier à salade déjà en route pour Saint Lazare. Plus rarement, mais quand cela arrivait, on retrouvait l’évènement à la une de la presse à grand tirage, les balles sifflaient à l’intérieur ou à l’extérieur, touchant ici l’un cinq frères Zemmour, là des proches des frères Panzani qui tenaient un bar, Le Laetitia, rue Notre-Dame-de-Lorette, pas si loin de la place Pigalle et de ses attractions. Une flaque de sang sur le trottoir : la vie d’un malfrat avait basculé pour le plus grand plaisir de Paris-Presse L’Intransigeant et la Mondaine devait ensuite décrypter le puzzle pour savoir qui avait tué qui et surtout pourquoi.
( Le Lizeux, rue Fontaine, lieu de rencontre emblématique du milieu corse depuis les années 20. Il était tenu par les frères VINCELEONI)
En passant avenue Frochot, en été tu savais que tu n’étais pas venu pour rien. Les filles étaient là, toute voiles dehors et rien en dessous, plantées comme un fanion à la porte des bars qui jalonnaient les trottoirs. Les tapins te regardaient quelques secondes, et si un petit poil de barbe ornait déjà ton menton, tu avais droit au « tu montes, chéri ? » qui te faisait presque croire que tu étais un homme, même si tu n’avais en poche que de quoi te payer le ticket d’autobus du retour ! Dans la fin des années soixante, les objets motorisés avec variateur de vitesse et masselotte excentrée n’existaient pas, pas plus d’ailleurs que les sex-shops qui ont envahi le quartier depuis bien des années, dans la foulée des mouvements de libérations des mœurs des années soixante-dix. Alors ne restait aux uns et aux autres que l’imagination, la gymnastique à base de cordes ou de menottes, l’imagination, te-dis-je, celle qui valait encore le coup et développait parfois l’artisanat sur fond d’images spécialisées datant du siècle précédent. A côté des bars-à-filles, tu avais aussi des bars pour affaires, pour affaire de mafieux ! Partie de poker, négociations entre caïds du milieu, l’accès en était réservé aux seuls initiés ou aux invités qui ne savaient jamais s’ils ressortiraient vivant du boui-boui en question tant les Corses étaient susceptibles, les Pied-Noir ombrageux, les Stéphanois sournois, les Marseillais ambitieux. Place Pigalle, sur le rebord circulaire de la fontaine, des pigeons opiniâtres se pressaient pour le bain.
Point de club spécialisés, pas de donjons, zéro piercings, tatouages pour les marins seulement, Pigalle était encore un peu endormi dans un non-conformisme de bon aloi avec des limites établies dans une période encore prude. Le potache y allait avec des copains pour abandonner une virginité devenue encombrante, le provincial s’y rendait pour un spectacle à plume et une photo-souvenir, le parisien pour y flâner avec l’espoir d’une rencontre, d’un regard échangé par-dessus la table d’un restaurant, le voyou pour se refaire aux cartes, les militaires en permission pour s’en mettre plein les yeux. C’était finalement une affaire de famille ou chacun connaissait sa place. Les taxis de la G7 déposaient les touristes étrangers, le métro de la ligne 2 crachait les parisiens en goguette. A quelques centaines de mètres, rue Fontaine, les souvenirs d’Henri de Toulouse-Lautrec, de son atelier, faisaient rêver les amateurs de peinture, les amoureux de Jane Avril ou de La Goulue. Les lieux restaient un passage obligé pour ceux qui voulaient s’imprégner de l’esprit du quartier dans la foulée du génial peintre mort à trente-sept ans usée par l’absinthe, le cognac et surtout la syphilis.
L’heure du retour au bercail arrivait et mes pas me rapprochaient de la tête de ligne de la Place de Clichy. Le long du boulevard de Clichy, les troquets se faisaient plus rare, les touristes aussi. Tu sortais de Pigalle en t’approchant de la bien sage place Blanche et en continuant sur le boulevard, tu te retrouvais bientôt devant le Wepler avec son étalage de fruits de mer pour bourgeois, les écaillers à caquette de marin, son aspect riche et sécurisant, sa carte et son menu inaccessible pour un jeune piéton de mon acabit. Dans la tête, il fallait se préparer à la transition, au retour vers le Petit-Montrouge, aux tours de roues du 68 qui traverserait la Seine du côté de la rue des Saints Pères.
Alors les seins nus des danseuses de Pigalle se voilaient de mousseline blanche, les casquettes des aboyeurs étaient remisées sur l’étagère des souvenirs, l’appétit visuel de nudité sagement contenu jusqu’à la prochaine fois. Le contrôleur du 68 validait le billet dans sa drôle de moulinette, l’autobus démarrait et redescendait la rue Blanche en direction de l’église de la Trinité, haut-lieu de piété juste en bas de la rue Pigalle.
Pendant ce temps-là, Roland, Théodore, Edgar, William et Gilbert Zemmour préparaient le prochain épisode de leur guerre des gangs.
©2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires