“Quand vous aurez fini de vous tortiller comme des vers, je pourrai peut-être faire l’appel ? »
Alors la classe se calmait un peu, les jambes s’immobilisaient sous les pupitres et la litanie des noms commençait tandis que Madame Perron, sanglée dans un tailleur strict regardait sans un sourire sa classe de futurs délinquants. « Aubier, Armand, Bertheau, Camille, Dussaillant, Rozlan….. » J’étais le dernier sur la liste des vingt-huit, alors ça me laissait encore un peu de temps pour rêver. J’avais monté avec les autres les escaliers en bois qui avaient été mille fois lavés et relavés à l’eau de javel et l’odeur de ces lavages quotidiens, mélangée à celles de l’encre et des craies est restée gravée dans ma mémoire olfactive, à tel point que même avec un bandeau sur les yeux, je saurais encore aujourd’hui, rien qu’à l’odeur, que je me trouve dans une école communale, fierté de la république pour le plus grand bonheur de Jules Ferry et de son lointain prédécesseur Louis-Joseph Charlier.
La rentrée, et sa « période d’accompagnement » (1) n’était pas un moment comme les autres. Le jour de la rentrée les souvenirs de vacances avaient du mal à mourir et le soleil de la Bretagne au mois d’août, les visions de marée basses, de bitume sur la route nationale, les odeurs de sable mouillé, de varech, des galettes sablées chaudes des retours de plage conservaient toute leurs légitimités, alors tu penses, un appel, je m’en foutais bien !
« Ubersfeld….. » ça y est l’appel est terminé.
Il fait encore tiède dehors en ce début de semaine et la fenêtre qui donne sur la cour avec ses marronniers est ouverte. Les arbres ont déjà commencé un peu à roussir et ce 12 septembre, jour de la St Apollinaire, (mort en exil au sixième siècle), commence un nouveau cycle.
« Le menteur n’est jamais écouté, même lorsqu’il dit la vérité!" Sur le tableau noir, Madame Perron a écrit la morale du jour et interroge quelques têtes hirsutes mal réveillées. Au bout de la cour, dans un petit bâtiment préfabriqué, juste à côté des toilettes où les gamins se donnent des airs d’homme en fumant en cachette une « royale » ou une « lucky », des élèves un peu spéciaux ont leur classe à eux. Ce sont les élèves du «PF 1 et PF2 » (2) en difficulté profonde, à qui l’éducation nationale essaie toutefois de donner une instruction de base pour permettre, peut être au bout de deux ans, une intégration «manuelle » dans la société des trente glorieuses. Quand Madame Perron et Monsieur Daveau parlent d’eux lors de la récréation, c’est avec une moue méprisante et des commentaires bien peu dignes des principes égalitaires de cette moitié de siècle achevée. «Ils sont voyous, on ne pourra pas en faire de bon élèves ».
La république nous libère à 11H30 ! Cavalcade dans les escaliers de bois,sortie bousculée du 5 Rue Prisse d'Avennes. Je passe devant l’épicerie Will…, celle chez qui nous n’allons jamais faire de courses parce que les Yoghourts en pot de verre « c’est pas pour nous » et en plus," la mère Will…a une tête à avoir fait du marché noir pendant la guerre et son mari porte un béret bleu », deux raisons suffisantes du boycott familial de cet établissement suspect qui possède pourtant une machine électrique pour trancher le jambon de Paris.
Pour ceux qui restent à la cantine, c’est langue de bœuf et coquillettes obligatoires. Pour les chanceux dont je suis et qui habitent tout près (en cinq-cent-soixante-dix-huit pas, je suis chez moi) deux heures nous séparent de la reprise de treize-heures-trente. Alors avant de remonter à la maison, deux ou trois voyous, moi compris, rentrent régulièrement dans la boulangerie de la rue de Père-Corentin, celle située pas très loin du bar « Au Géorama » (3) et tandis que l’un fait compter laborieusement à la boulangère 57 caramels à un franc, les deux autres plongent dans les bocaux en verre remplis de confiseries diverses, des mains tachés d’encre violette, résultat d’une matinée laborieuse à base de plume sergent-major, de carte de géographie suspendu au mur, d’interrogations moralisatrices sur la vérité, de questionnements indiscrets sur les accord verbes/participes, le tout sur fond de table de 8 , de table de 9 et même parfois, de table de 12 quand Madame Perron détectait chez l’un de nous une étincelle d’intelligence précoce qui pourrait nous aider à nous élever au-dessus du lot commun des voyous en herbes qu’étaient donc ses propres élèves.
Voler un peu de temps, échapper au retour à l’heure à la maison, souvent après la liberté retrouvée de la fin de journée, quand à seize-heure-trente les petits « communards » s’échappaient des salles de classe pour aller jouer aux billes dans le jardin du HLM du 41 rue Sarrette, j’allais faire un tour vers la grande avenue du Général Leclerc. Comme par un fait exprès, les rentrées scolaires de septembre s’effectuaient dans une période ou bien souvent se terminaient des travaux de voirie commencés pendant l’été, quand la capitale était doucement désertée par ses habitants, puis complètement vidée au mois d’août. Alors que s’ouvraient les chantiers de réfection de la chaussée, les parisiens, eux, délaissaient le créneau, empilant la « Frégate » ou la «Versailles », de quoi survivre deux ou trois semaines et partaient vers les sorties de la capitale, vers les grandes routes de l’exode estival qu’étaient la N 10, la N12 et surtout la N7 au bout de laquelle attendaient les palmiers de Juan, l’eau bleue de La Napoule, et le petit Mas Djoliba, avenue de Provence à Antibes.
Pendant ce temps, les ouvriers de la «SMAC» décaissaient les avenues parisiennes et après avoir effectué les travaux de maintenance, recouvraient la chaussée d’un magnifique goudron odorant fabriqué à même le camion-goudronneur. On pouvait voir le foyer de la chaudière maintenant à la bonne température le bitume noir. On pouvait assister aussi au moment magique ou des hommes équipés de genouillères faisaient le chaîne en se passant des seaux en bois cerclés de fer remplis d’un goudron encore brûlant qui était ensuite étalé sur la chaussée à l’aide d’un outil spécial en bois. Le goudron étendu fumait quelques instants et cette fumée remplissait mes poumons d’un incroyable bonheur olfactif ! Alors que le goudron comblait les dépressions de la voie, d’autres ouvriers, cent ou deux-cent mètres plus loin, martelaient la chaussée à l’aide de pics pneumatiques qui grignotaient le ciment ou déchaussaient les pavés !
Le bruit des compresseurs et la douce chaleur qui se dégageait des moteurs exerçaient sur moi une force d’attraction incroyable. J’étais hypnotisé. Oubliés les départements, oubliées les tables de multiplication, les compresseurs avaient toute mon attention et je pouvais sentir mon corps s’engourdir à l’écoute du bruit régulier des pistons du moteur
(L'école communale de la rue Prisse d'Avennes, l'une des étapes d'une scolarité houleuse)
(Carte de France....dans toutes les écoles et les lycées de la République...)
(On devait ressembler à ça...)
diesel alors que j’étais envahi par une sérénité sans égal, coupé du monde et totalement en harmonie avec le bruit régulier des engins du chantier.
Quand il pleuvait sur Paris, non seulement le goudron chaud étalé fumait de plus belle, mais la goudronneuse elle-même était entouré d’une volute de vapeur qui faisait disparaître le camion et les hommes pendant quelques instants. A l’ombre du clocher de Saint-Pierre de Montrouge, les seuls qui se plaignaient des odeurs de goudrons chauds et de la vapeur blanche qui montait du sol était les marchands des quatre-saisons, avec leur étal mobile chargé de fruits et de légumes d’automne. « ça pue drôlement vot’ truc ! et mes clients, vous y pesez à mes clients ? qui c’est qui va m’acheter des pommes avec vos odeurs de goudron ? »
Alors le chef de chantier,la main déjà sur le paquet de gauloises, levait un bras vers son équipe et leur disait : «Bon Paulo, on arrête un peu le temps que ça se calme…vient, on va au Bouquet (4) s’en jeter un, le goudron ça me donne soif et ça fait chier le commerce... ». ©2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire
(1) Il fallait un petit peu de temps pour oublier les souvenirs de vacances… ! deux ou trois semaines pour faire le deuil des moments sympas et se réadapter à la vie citadine, aux odeurs de la ville et à ses contraintes (2) PF1 PF2 : des classes adaptées dites « de perfectionnement » qui étaient en fait des classes de transition pour des élèves en échec scolaire qui deviendraient par la suite des « manuels » comme on disait pudiquement à l’époque (3) Le géorama est une attraction géographique dérivée au XIXe siècle du panorama qui consiste en une représentation inversée de la Terre sous forme de sphère concave. On a aussi nommé géorama des représentations tracées en relief sur un parterre, à une échelle plus ou moins grande, d'une partie ou de l'ensemble de la surface de la terre. Un autre géorama, aujourd'hui disparu, fut créé à Paris en 1868, en face du parc de Montsouris. Dans Le Petit Journal du 18 août 18688, on apprend que « Dans un grand terrain de 4000 mètres, entouré d'acacias, situé rue Nansouty et boulevard Jourdan, en façade sur le parc de Montsouris, on a tracé un Géorama universel ou planisphère » (4) Le Bouquet d’Alesia : un café brasserie mythique situé place Victor Basch. C’était le rendez-vous des soifards de la SMAC qui goudronnaient le quartier.