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LE MENSCH

Dans la culture Ashkénaze, la langue commune aux juifs d’Europe de l’Est, le Yiddish, regorge d’expressions uniques, certaines même ne pouvant être traduites dans d’autres langues tant elles sont spécifiques à un monde bien particulier.

En Yiddish, le mot «mensch» désigne un homme doté des vertus morales essentielles permettant de passer à travers la vie en appliquant un certain nombre de principes comme respecter les parents, donner priorité à la famille, faire le bien autour de soi, être une personne imprégnée de courage, de droiture et d’honneur.

(Carte d'alimentation pour le pain en service jusqu'à 1949)

Dans les années 1950 vivait un Mensch, du côté de la Porte d’Orléans, dans un Paris d’après-guerre pansant encore les plaies laissées par l’occupation. Il était arrivé de sa Pologne natale ou il avait été élevé dans une famille pratiquante. Feigel et Moshe, ses parents, avaient voulu pour lui et ses frère et sœur, le meilleur qui puisse exister afin que les enfants puissent avancer dans la vie avec un bon métier et devenir des « shayner yid » (1).


Comme depuis l’époque de Louis XV et de sa royale épouse Maria Leszczynska, une grande amitié liait la Pologne et la France, c’est tout naturellement vers le territoire Français que se dirigea l’étudiant Polonais, débarquant dans le nord de la France puis rejoignant l’est pour y étudier les vertus des électrons à l’Institut d’Electricité de Nancy d’où il sorti ingénieur.

Le premier contact avec Paris a dû s’établir aux environs de 1937 alors que l’étudiant enthousiaste visita l’exposition internationale. A vingt-cinq ans, la vie encore devant lui, il continuait à se battre avec une langue Française qu’il ne maîtrisa jamais complètement. Le « mensch » tomba immédiatement amoureux de Paris sans se douter qu’il devrait y vivre caché pendant quatre ans.

(Barricade avenue du Général Leclerc, à l'époque Avenue d'Orléans)

Avec l’invasion de la Pologne en septembre 1939 par les troupes d’un petit caporal devenu dictateur, les choses devinrent difficiles pour les juifs de France, autochtones comme réfugiés, et les lois de Vichy d’octobre 1940 et de juin 1941 sonnèrent pour le "mensch» la fin d’une vie étudiante sans histoires.


C’est grâce à de « vrais » faux-papiers qu’Alexandre survécu.

D’une façon étonnante, le « mensch » avait compris que s’abriter au plus près des allemands pouvait être une solution de survie comme une autre. Changeant d’adresse dès qu’il le pouvait, il passait de petits hôtels de quartier en maison closes (2) recevant du personnel militaire allemand et dans lesquelles il restait pendant quelques jours ou quelques nuits au gré des évenements pouvant affecter la vie des « illégaux » porteurs de fausses-identités. Un petit hôtel rue Thérèse, un autre place du Panthéon, l’hôtel des Grands Hommes, une adresse rue du faubourg Montmartre, une autre rue Saint-Romain, une troisième au début de la guerre au Château de Mérignac près de Bordeaux, le « mensch » a eu le temps d’apprendre la géographie !

Lors de la libération de Paris, le « mensch », qui avait rencontré sa compagne pour la vie sur les bancs usés de l’ancienne faculté de médecine, participa aux secours médicaux des combats d’août, en ramassant au quartier latin, sans distinction, insurgés et soldats allemands blessés. Il racontait à qui voulait l’entendre que les cocktails molotov jetés sur les troupes d’occupation avaient un effet dévastateur, que quand on essayait de mettre un blessé de la Wehrmacht sur un brancard, la peau partait en lambeaux.

Le « mensch » garda pendant des années une dague allemande prise à un officier SS et un pistolet Mauser portant un numéro d’identification électro-gravé dans le métal.

(Brassard de la Milice Française: des collabos sans avec vices et sans vertus...)

Et ce fut la fin de la guerre, le temps du décompte, le temps des blessures aussi car le « mensch » dû se résoudre à accepter la disparition du reste de sa famille demeurée pour toujours au pays de Chopin. Depuis juin 1942, le « mensch » ne recevait plus aucune lettre en provenance de Podgorze, le quartier de Cracovie ou se situait l’un des cinq ghettos crées par les nazis du gouvernement général de Pologne.

Dans les familles ashkénazes, pudeur et discrétion concernant l’argent étant de rigueur, personne n’a jamais su comment il avait pu s’acheter son premier appartement d’homme libre au 2 rue Alphonse Daudet (3). Personne n’a jamais su non plus comment il avait trouvé la force de bâtir un environnement professionnel d’entrepreneur créant puis gérant plusieurs sociétés dont l’activité devait le mettre en contact avec beaucoup de « grands » de l’époque. Le « mensch », qui ne maîtrisait toujours pas complètement la langue continuait à confondre les mots, tourner ses phrases de façon fort peu orthodoxe, et affichait clairement son côté anarchiste, incompatible avec l’éducation stricte qu’il avait reçue au Lycée Juif de Cracovie dont il avait été élève avant son départ pour le France. Il aimait choquer l'assemblée par des jurons délicieux,des propos parfois orduriers mais toujours adaptés au sujet.


Dans son esprit, tout ce qui ne convenait pas à sa propre vision d’un monde idéal, méritait « une bombe » et tous les malheurs de la France et de l’Europe dans le début des "trente glorieuses » ne pouvaient être que la faute d’un certain général « dont je ne me rappelle plus le nom ».

Confondant oursin et ourson, refusant avec entêtement de comprendre les finesses de la langue Française, il maîtrisait toutefois la politique, crachait sur l’indépendance de l’Algérie, méprisait l’église catholique Romaine (4), insultait avec véhémence ceux qu’il n'estimait pas être à même de comprendre sa pensée ! Le «mensch» riait rarement et aimait ses enfants à distance, ayant confié à sa "Francine" la tâche d’élever trois « petits parisiens » Le «mensch » était fait pour être lézard puisque sa peau, naturellement cuivrée et héritière d’un lointain passé mongole, bronzait encore plus vite au moindre rayon d’un soleil à qui il vouait un véritable culte.


Souvent, il donnait l’impression d’être « hors du monde » laissant son regard dans le vague. « Je réfléchis » disait-il parfois, mais personne n’aurait jamais osé demander quel était l’objet de cette réflexion. Le « mensch » méprisait les riches mais se satisfaisait des grands palaces quand il partait en vacances, il montrait peu de considération pour les jeunes filles dénudées qui ornaient les plages de Juin-les-Pins dans les années cinquante mais ne pouvait résister à l’attrait de telle ou telle belle-femme avec laquelle il se sentait des affinités.

(Angle Rue Alphonse Daudet/Avenue du Général Leclerc, anciennement avenu d'Orléans)

Il s’était construit son petit monde et avait réussi, respectant ainsi la promesse qu’il avait fait à ses parents. Il avait conçu pour le peuple Polonais un grand mépris teinté d’amertume (5) mais fréquentait toutefois le seul restaurant Polonais de l’époque, l’auberge « Bartek », rue Royer-Collard, en plein Quartier-Latin, ce quartier qui lui rappelait ses études et également l’occupation et la traque des juifs dans un Paris sous la botte des nazis !


Le «mensch» était un homme de culture, un athée convaincu, un scientifique incollable, un mélomane averti qui avait développé un amour presque filial pour Chopin, Mozart et Beethoven, et une haine violente contre Wagner! C'était un homme qui ne rentrait pas dans les critères de son temps, un homme plein de questions qui resteraient toujours sans réponses. Il voulut toujours comprendre « pourquoi », il sut après la guerre «comment » et maudit le monde ! Il aima Paris et l'explora parfois aux commandes de sa moto "Terrot".


Le « mensch » traversa la Suisse dans tous les sens, passa de nombreux étés entre les eaux parfois turquoise d’une Bretagne ensoleillée, d’un Riviera pleine de promesse. Il bâtit des rêves d’un nouveau départ au Vénézuela, d’une retraite au soleil à Roquefort-les-Pins. Si il eut des maîtresses, il est certain que c'était des femmes d'exception.

C'est finalement au 2 rue Alphonse-Daudet,dans ce Paris qu’il avait tant aimé, que le "mensch" eut le plus important rendez-vous de sa vie.

Dans les années 1950, j'ai connu un "mensch" qui habitait du côté de la Porte d'Orléans, derrière la rue d'Alesia, pas loin de la brasserie de la Nouvelle Gallia.

Les gens qui l’aimaient l’appelaient Olek !

Ce « mensch » était mon père.

©2017 sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire

(1) Shayner Yid : expression Yiddish désignant en fait « un bon juif » (2) Le « mensch » a sans doute fréquenté le Moulin Galant, l’Abbaye, spécialisé dans la clientèle ecclésiastique de haut rang, le « 29 » , chez Madame Denis, et peut être même le «Sphynx ». Personne n’a jamais su comment il avait eu cette idée, ou établi le contact avec les « braves filles » qui l’aidèrent. Il échappa une nuit à une rafle de miliciens qui cherchaient des trafiquants de marché noir. Ses faux papiers étaient de "vrais" faux-papiers!

(3) Rue Alphonse Daudet : le 14ème arrondissement était le quartier favori du «mensch» qui y acheta de nombreux biens immobiliers pour y établir le siège des sociétés qu’il avait crées. (4) Pour le « mensch », l’église catholique romaine était antisémite, et surtout ses représentants en Pologne. (5) L’attitude antisémite de nombreux Polonais était une source de colère pour le «mensch » qui les traitait de "manants » !

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